Ce tome fait suite à Algernon Woodcock, tome 3 : Sept cœurs d'Arran (2004) qu'il faut avoir lu avant car c'est la première partie d'une histoire en deux parties.
Il a été publié pour la première fois en 2005. Les planches de cet album sont numérotées 61 à 132. Il a été réalisé par Mathieu Gallié dont le travail est qualifié de traduction et adaptation, et par Guillaume Sorel pour les dessins et les couleurs.


Leur forfait accompli, Thomas Maskew et Ontzlake Browne sont montés en selle, et avancent de nuit à travers la lande pour rallier le port de Blackwaterfoot. Le premier n'est pas très satisfait de ce changement de plan car ça veut dire qu'il faut passer les cols. Le second explique que mieux vaut faire ainsi pour éviter de se faire prendre. La Lune est pleine et éclaire la lande : une troupe de villageois du hameau du bout du chemin avance. Celui devant ne les voit pas, mais les imagine : elle ouvre la marche, plus lumineuse que lors des jours anciens. On dirait presque qu'elle danse. Et les sept autres suivent, plus petites, moins éclatantes, mais enfin libres. Sept cœurs d'Arran ! La route de ces femmes est également celle des villageois.


Au village de Strathckyde, James Holson est en train de réviser ses leçons pour préparer le concours de médecin. Il étudie celle sur les os formant le crâne. Un moine crie son nom à l'extérieur : il s'est produit un drame et ils ont besoin d'un médecin. Comme il n'y en a pas au village, ils ont pensé à lui. Holson se rend directement à l'auberge Highway Cat Inn où William McKennan est en train de déguster un verre de vin en bien charmante compagnie. Il l'interrompt, tenant encore son crâne à la main. Il faut qu'il vienne parce que Algernon Woodcock est mort. À l'extérieur des fortifications de la ville, la pie discute avec les lièvres : le tireur qui a fait feu n'est pas né de la dernière couvée. Ils ne comprennent pas : après tout le foin qui a été fait sur le compte de Woodcock, c'est à n'y rien comprendre car mort, il ne sert plus à rien. Il n'y a pas grand-chose non plus à attendre du grand et de l'apprenti : l'un est effondré, l'autre a l'air d'une andouille. McKennan et Holson viennent d'arriver dans la pièce où sont entreposés les corps : celui de Kerwiden Murray, celui de Christopher, et celui d'Algernon Woodcock. Le moine estime que c'est au docteur d'examiner le corps, mais McKennan n'en a pas le courage tellement il est bouleversé. Il demande à l'étudiant de confirmer le décès. Ce dernier s'approche du corps et il pose sa main sur le poignet pour prendre le pouls. Il appelle le docteur doucement, puis plus fort. Ce n'est pas croyable : son cœur bat, Algernon vit. La pie a tout observé et elle s'envole pour alors rapporter ces derniers événements aux lièvres : elle en était sûre, celui qui tire les ficelles de tout ça n'a pas lâché les rênes. Sous ses faux airs de chattemite, il est futé le bougre. Woodcock est toujours en selle, et elle parierait même que dans moins d'une heure, il sera aux trousses de Maskew pour lui faire rendre gorge.


En entamant cette deuxième partie, le lecteur se rend compte qu'il ne sait pas trop à quoi s'attendre. La mort soudaine du personnage principal est-elle à prendre au premier degré ? Y aura-t-il une intervention du petit peuple pour le remettre en selle ? Les auteurs ouvrent donc avec les deux mécréants fuyant à travers la lande, avec leur précieux butin pour rallier un port. De ce point de vue, le récit s'apparente à une histoire d'aventure très classique : une course-poursuite à travers la lande, et une touche de fantastique avec le petit peuple. Effectivement, Woodcock et McKennan se lancent à la poursuite des deux ravisseurs, et il y a une confrontation sous la lumière de la Lune. Dans ce registre, les dessins font s'incarner les personnages, les lieux, les actions, au-delà des clichés associés. Certes Browne est vêtu d'une tenue de cuir et d'un chapeau noir à large bord, faisant penser à un méchant basique, mais sa tenue est détaillée, avec un rendu du cuir tel qu'il le rend palpable. Les expressions de son visage n'ont rien de grimaçant : elles expriment son calme, sa réflexion, son bon sens, et une réserve qui fait prendre du recul au lecteur par rapport à ses actes. Maskew est un grand et bel homme d'une quarantaine d'année, avec des habits de riche bourgeois, conformes à sa fonction de juge. En le regardant le lecteur peut voir des expressions un peu hautaines, montrant bien ce qu'il pense des autres, et une posture stricte, mais aussi de fortes émotions qui courent sous cette attitude dominatrice. Comme d'habitude, les paysages sont magnifiques : la lande sous la lumière de la Lune, les pierres suintantes d'humidité de l'abbaye, le vitrail de la chapelle, les pavés tout aussi humides, les masses nuageuses, l'herbe grasse et touffue, le magnifique arbre, etc. La mise en scène montre bien qu'il ne s'agit pas simplement d'une toile tendue en fond pour servir de décor, les déplacements des personnages et leurs actions étant en interaction avec les caractéristiques de chaque lieu.


Le lecteur plonge donc dans ce récit fantastique, envoûtant et mystérieux. D'un côté, il sait bien que les héros vont à nouveau être confrontés au peuple magique, de l'autre il est bien incapable de savoir quelle forme ça va prendre et comment va tourner l'intrigue. Il est donc possible qu'il soit entièrement absorbé par le récit, fasciné par cette immersion progressive dans ce monde de légende. Il est vraisemblable également qu'il remarque les petites choses développées par les auteurs qui donnent une saveur unique à la narration. Ça commence avec les planches 62 & 63 qui sont en vis-à-vis. Sur le quart supérieur, se trouve une illustration panoramique qui s'étend sur les deux pages : le lecteur bénéficie ainsi d'une vue extraordinaire sur le paysage, très ouverte, apportant une sensation de grande liberté. Ce dispositif est utilisé 11 fois, avec chaque fois un effet imparable. Ça continue en page 63 avec la transformation du fond des phylactères des villageois du hameau du bout du chemin : ils passent d'un fond orangé, à un fond bleu nuit cerné de petits points jaunes, comme des astres. Le lecteur n'en a pas besoin de plus pour comprendre la nature de ces individus. Sur la planche 64, l'étudiant en médecine s'adresse directement au crâne qu'il tient dans la main : ce n'est pas un pastiche, mais cela produit un effet d'écho à Hamlet, générant à la fois un sourire, et une pointe d'inquiétude. Dans la planche 68, la pie parle avec les lièvres et évoque la mort d'Algernon Woodcock : après tout le foin qu'on a fait sur son compte, c'est à n'y rien comprendre, mort, il ne sert plus à rien. Dans un premier temps, le lecteur se dit que c'est exactement ce qu'il pense. Dans un deuxième temps, il sourit, parce qu'il vient de se rendre compte que le scénariste est en train de commenter son propre récit, d'une manière parfaitement intégrée. Son attention ainsi attirée sur ce dispositif, il le remarque encore 3 fois par la suite. Planche 71, la pie déclare : Celui qui tire les ficelles de tout ça n'a pas lâché les rênes. Sous ses faux airs de chattemite, il est futé, le bougre ! Le scénariste est en train de dire que son intrigue tient la route. Dans la dernière partie du récit, un chat s'adresse à Woodcock pour lui fournir des explications et il remarque que bien sûr cela ne satisfait pas pleinement son auditeur. À nouveau le scénariste s'adresse directement au lecteur pour lui dire qu'il n'a pas fourni toutes les réponses, mais qu'il faudra qu'il s'en satisfasse pour ce tome.


Les auteurs sortent également des sentiers battus pour la manifestation plus visible des personnages surnaturels. Algernon Woodcock trouve enfin le courage (c'est le commentaire des villageois du hameau du bout du chemin : enfin, ce qui correspond à nouveau exactement à ce que ressent le lecteur) de regarder avec son œil fé. La forme narrative change : un personnage s'adresse directement à Algernon pour commenter ce qu'il voit et lui donner des informations, pendant que les planches montrent ce qu'il voit. Le lien entre mots et images devient différent : les créateurs ont trouvé un point d'équilibre original entre la bande dessinée et le texte illustré. Guillaume Sorel montre ce que voit Algernon sous forme d'une suite de cases, avec une palette de couleurs très différentes des autres séquences, entre représentation descriptive et expressionnisme, pour des visuels magnifiques habités par une énergie féérique splendide et un peu inquiétante, car c'est clairement un autre monde, étranger à l'humanité. Le monologue apporte des informations supplémentaires, sans pour autant que cela ne devienne un texte avec des illustrations, les images montrant d'ailleurs beaucoup plus que ce que dit le texte. Avec ce changement de mode narratif, le lecteur ressent comme Algernon Woodcock le fait qu'il voit la réalité autrement. Du grand art.


Le lecteur est donc totalement immergé dans cet endroit, à cette époque, émerveillé par la présence d'une magie féérique, et en même temps très conscient que l'altérité de ce peuple induit un fort prix à payer pour ceux qui les contemple ou qui les côtoie ne serait-ce que brièvement. Les auteurs parviennent à conjurer cette dimension magique, sans tomber dans une représentation mièvre ou horrifique. Le cœur du récit est de nature dramatique, que ce soit l'amour de Christopher, celui de la reine des fées, ou le crime commis par le juge. Les créateurs entremêlent ces drames très humains au fantastique et aux îles d'Arran, avec une élégante sophistication, générant une immersion extraordinaire.

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le 25 sept. 2021

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