Ce tome fait suite à Algernon Woodcock, tome 2 : L'Œil fé, seconde partie (2003) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant, mais il n'y a aucune raison de s'en priver. Ce tome constitue la première moitié d'une histoire en 2 parties. Les planches de cet album sont numérotées 1 à 60 (+ 2 pages de prologue). Il a été réalisé par Mathieu Gallié dont le travail est qualifié de traduction et adaptation, et par Guillaume Sorel pour les dessins et les couleurs.


William McKennan est en train de contempler son ami Algernon Woodcock assis sur des rochers alors que la marée continue de monter. Il doit finir par aller le sauver avec Andrew car l'océan aller emporter son ami. Finalement, ils regagnent la capitale, et Woodcock n'évoque plus jamais ce qu'il s'est passé, se lançant à corps perdu dans les études, pendant cinq ans, accumulant tous les diplômes possibles, pendant que McKennan décroche difficilement son diplôme de médecin. Ce dernier ouvre un cabinet avec un camarade de promotion, et Woodcock accepte le poste de titulaire de la chaire d'anatomie de la faculté. McKennan ajoute une anecdote : en quittant Oban après leur première aventure, ils avaient remarqué que Margail, la vielle folle de la lande, se tenait sur le bord du chemin, et Algernon était descendu de la diligence pour échanger quelques mots avec elle. Au temps présent, au dix-neuvième siècle, Algernon Woodcock entame son discours d'année d'enseignement, devant ses élèves de la faculté de médecin qui vont rentrer chez eux pour réviser avant les examens finaux. Il s'associe à Willy, le squelette de l'amphithéâtre pour leur donner un dernier conseil : ce qui distingue le bon médecin du mauvais praticien n'est pas seulement son habileté à sauver ses patients, c'est aussi et peut-être surtout sa capacité à ne pas les tuer.


Resté seul dans l'amphithéâtre, Algernon Woodcock a la surprise de voir entrer un homme de haute taille, tout de noir vêtu. Il se présente : il s'appelle Ontzlake Browne. Il est l'assesseur du juge Thomas Maskew, premier magistrat en charge de Strathclyde. Il remet un pli du juge à Woodcock : un ordre de réquisition le concernant. Il s'agit d'un commandement auquel Woodcock ne peut pas se dérober. Il n'a que trois jours pour se rendre sur l'île d'Arran et se présenter au juge. Woodcock proteste : il a des examens à faire passer dans trois semaines. Browne s'est déjà chargé personnellement de l'excuser auprès du doyen, son remplaçant est déjà nommé. Après le départ de Browne, Algernon Woodcock se rend au pub pour parler avec son ami William McKennan. Il ne comprend pas pour quelle raison il a été choisi, mais le doyen lui a confirmé qu'il n'y a pas d'échappatoire possible. Il a compris qu'il s'agit d'une affaire d'homicide. Il présume qu'il devra accomplir une autopsie. Les deux amis se quittent après quelques verres, McKennan indiquant qu'il a un ou deux trucs à régler d'urgence avec son associé.


Après le final époustouflant du tome précédent, le lecteur s'attend à plus de la même chose. Le scénariste pose tout de suite le principe : c'est lui qui choisit le rythme de la narration et le déroulement des séquences, et c'est comme ça. Ce tome débute donc par deux pages qui correspondent à du texte illustré, un extrait des mémoires du docteur William McKennan, une forme similaire aux mémoires du docteur John Watson évoquant les aventures de Sherlock Holmes. Mais ici, le lecteur bénéficie en plus de deux illustrations, l'une évoquant la ville d'Oban, l'autre la petite carriole passant devant le cimetière, sous le regard d'un chat, les deux sur fond ocre. Dans ces pages, le lecteur découvre que Algernon Woodcock n'est pas sorti indemne de son aventure, mais traumatisé, au point de souffrir d'un syndrome de stress post traumatique intense. Il a laissé un œil dans cette histoire, et il lui faut cinq ans pour parvenir à reconstruire une vie différente. L'intrigue démarre posément : Woodcock est sous le coup d'une réquisition et il en parle à son ami. Il lui faut se rendre à l'île d'Arran, à l'ouest de l'Écosse, vraisemblablement pour réaliser une autopsie, et il en parle un peu avec McKennan qui l'a accompagné, et avec un autre passager. Le lecteur doit patienter avant de pouvoir assister au premier contact avec le fantastique. Il suit le personnage principal qui subit son voyage en bateau, qui prend contact avec le juge qui lui explique la situation. Ces différents moments permettent d'installer le mystère par les non-dits, ainsi qu'une tension à couper au couteau entre Woodcock et le juge, suave et antipathique au possible.


Il est possible que le lecteur soit aussi revenu avant tout pour les images. Après les deux petites illustrations des pages I & II, la bande dessinée commence pour de bon, et le lecteur se retrouve dans la grande cour d'apparat de la faculté, avec une architecture remarquable. Puis il passe dans l'amphithéâtre avec le point de vue d'Algernon Woodcock, regardant ses élèves enthousiastes assis dans les gradins. Les couleurs montrent un bois un peu foncé, bien vernis peut-être ciré, avec une patine qui le rend presque satiné. Les os du squelette Willy ont une couleur plus ivoire, et une texture un peu plus irrégulière. Le bois du pub apparaît tout aussi foncé, cette fois-ci du fait de l'éclairage et un peu plus humide, comme s'il était lavé à l'eau plus souvent. Le lecteur apprécie ensuite la lumière bleutée de la nuit. L'enchantement devient total avec la couleur de la mer lors de la traversée vers l'île d'Arran, et un ciel un peu couvert avec des trouées de lumière. Les images de Guillaume Sorel sont toujours aussi somptueuses, tactiles, donnant l'impression au lecteur d'être sur place, et générant une envie intense de se précipiter pour organiser un séjour dans ces lieux.


Parmi les localisations les plus remarquables, le lecteur prend grand plaisir à regarder le cloître et son jardin intérieur où travaillent quelques moines. Il tombe en pâmoison devant les cinq pages qui se déroulent dans la lande, Algernon Woodcock prenant un moment pour s'y détendre et se retrouvant face à un lièvre. L'onde est pure, et le lecteur aimerait y tremper ses mains comme Algernon. L'herbe est verte, un peu ondoyante, avec des zones plus claires et d'autres plus sombres, en fonction de la lumière changeante passant à travers les nuages. C'est magnifique. Alors qu'il l'emmène voir Keridwen Murray, Thomas Maskew fait traverser plusieurs salles du monastère à Woodcock : l'artiste focalise ses cases sur le statuaire très déconcertant, avec des angles de vue déstabilisants, faisant ressentir le malaise qui s'empare de Woodcock en pensant à l'effet de ces statues sur les moines pénitents. L'artiste franchit encore un palier dans la force d'évocation lorsque Woodcock se rend pour la deuxième fois la cellule de Keridwen Murray. Les impressions mentales du médecin se mêlent aux vieilles pierres, créant une atmosphère aussi évocatrice qu'insoutenable, un travail d'orfèvre d'une remarquable sensibilité visuelle.


Très rapidement, qu'importe l'intrigue, la narration visuelle emporte le lecteur dans un monde concret et plausible, où il sent bien que les créatures magiques ne sont pas loin, et qu'elles ne sont pas bénéfiques au sens humain de ce terme. Or l'intrigue est tout aussi captivante que les dessins. Il s'agit donc d'une enquête : un meurtre a été commis. La nature du crime change une fois arrivée sur l'île d'Arran : sept fillettes ont été assassinées, Mary, Priscilla, Margaret, Clara, Lobelia, Jany, Julia. Mais la coupable a déjà été arrêtée et elle est passée aux aveux. Mais le juge manigance quelque chose de peu avouable avec son assesseur. D'un côté, Algernon Woodcock écoute ces deux-là et échange quelques mots avec la coupable. D'un autre côté, William McKennan se renseigne auprès des habitants du coin. Et puis il y a aussi cette communauté du hameau au bout du chemin dont on ne sait rien. Sans oublier la fête qui se prépare. De séquence en séquence, la situation s'étoffe, tout en restant facile à suivre. Le lecteur se rend compte que le scénariste n'a aucune intention de raconter une aventure après l'autre sans lien entre elles. Son personnage est donc un peu plus vieux, et il reste traumatisé par son premier contact avec le petit peuple. Il fait l'expérience de leur présence dans cette île, et en a la confirmation quand un lièvre se tient devant lui sur la lande, image aussi absurde que prégnante de surnaturel, alors qu'il ne s'agit que d'un lièvre regardant Algernon qui du coup se jette en arrière, puis qui va parler à un trou. S'il le souhaite, le lecteur peut aussi considérer la présence de thèmes sous-jacents comme le traumatisme psychique et la difficulté de se reconstruire, les abus de pouvoir dans une communauté isolée, et par un représentant de l'autorité, la capacité à percevoir et comprendre des forces systémiques que les autres ne perçoivent pas, le fardeau de la connaissance.


Le lecteur revient pour ce troisième tome remplit d'espoir, avec un horizon d'attente très élevé. Les créateurs sont dans une forme éblouissante, que ce soit pour l'intrigue, la narration visuelle, l'intrication entre les deux grâce à une coordination telle que l'histoire semble être l'œuvre d'un unique auteur. Le lecteur comprend dès le début que le prix à payer sera terrible, pour toutes les personnes impliquées dans cette histoire, et pas uniquement pour le coupable et ses victimes décédées.

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le 25 août 2021

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