L’histoire commence en avril 1945 à Berlin, durant les tout derniers jours de la Seconde guerre mondiale. La capitale allemande est méconnaissable. Tout n’y est plus que ruines et désolation. Adolf Hitler, qui est sur le point de se suicider, se terre dans son bunker avec ce qui reste de sa garde rapprochée, tandis que la ville entière s’est transformée en un champ de gris. "Le gris de la poussière et des cendres, un gris poisseux dont on ne peut se débarrasser". Il faut dire que les bombardements incessants des avions américains et anglais et des canons russes forcent les derniers habitants de la ville à vivre dans les caves. Affamés et hagards, ils ressemblent à des morts-vivants. Quant à l’armée allemande, elle n’est plus composée que d’adolescents et de vieillards. Dans ce décor de fin du monde, deux femmes que tout oppose vont se rapprocher: Ingrid l’Allemande et Evgeniya la Russe. La première est une ancienne infirmière. Elle survit seule tant bien que mal depuis que son mari Werner, un soldat SS, est parti à la guerre. Ingrid n’a aucune nouvelle de lui. Comme tous les Berlinois, elle assiste avec consternation à l’inexorable chute du Troisième Reich. "Le voilà, notre empire millénaire, le plus grand, le plus moderne qui ait jamais été: nous n’avons plus d’eau, plus d’électricité, plus de téléphone, plus de bus ou de tramway", écrit-elle dans son petit calepin. Elle y note tout, même les outrages répétés que lui font subir les soldats soviétiques. Ingrid n’a que 28 ans, mais elle ressemble déjà à une vieille femme. Evgeniya, par contre, a encore toute l’énergie de ses 19 printemps. Elle aussi se méfie des soldats de sa propre armée mais heureusement, elle est protégée par son appartenance au NKVD, l’ancêtre du KGB. Cette jeune traductrice, qui se réjouit de découvrir Berlin, est chargée d’une mission plutôt délicate: retrouver les restes d’Adolf Hitler, et surtout les identifier avec certitude. L’ordre vient de Staline lui-même. Tout comme Ingrid, Evgeniya consigne tout dans un carnet, même si c’est formellement interdit par le NKVD. Logées dans la même chambre, Ingrid et Evgeniya sont bien obligées de cohabiter. Mais leur entente est loin d’être évidente, car l’une est épuisée et désabusée, tandis que l’autre est pleine de vie…
En lisant "Seules à Berlin", on repense à certaines scènes du film "The Reader". Tout comme le personnage joué par Kate Winslet, Ingrid est amenée à faire des choix impossibles pour sauver sa peau. Dans une ville dévastée par les bombes et par la haine, plus aucune règle morale ne semble avoir survécu… Et si, comble de l’ironie, c’était une jeune traductrice russe qui permettait à Ingrid de redonner un sens à sa vie? On l’aura compris: "Seules à Berlin" est un livre d’une rare dureté. Dans cette BD très bien écrite, Nicolas Juncker illustre avec beaucoup de talent à quel point il est encore dix fois plus difficile d’être une femme en période de guerre. Il faut dire que l’auteur a basé son récit sur des témoignages réels, ce qui explique certainement son côté très crédible. Bien sûr, la rencontre entre Ingrid et Evgeniya est une fiction, mais Nicolas Juncker s’est appuyé sur deux témoignages semblables à ce que vivent l’Allemande et la Russe dans son histoire: il les a tirés des livres "Une Femme à Berlin" et "Carnets de l’interprète de guerre". Quant à ses dessins, ils collent parfaitement à cette période chaotique de l’Histoire. Dans les planches en noir et blanc de Nicolas Juncker, au milieu desquelles on retrouve de temps à autre une touche de couleur mais aussi et surtout beaucoup de gris, les personnages ont les traits durs et les visages émaciés. C’est à coup sûr un livre qui plaira aux amateurs de dessin, tant le style de cet auteur est plein de personnalité et de sensibilité. Il faut bien le reconnaître: "Seules à Berlin" est une lecture particulièrement éprouvante, qui ne plaira sans doute pas aux âmes sensibles. Mais dans le même temps, c’est un livre d’une grande puissance, ainsi qu’une belle histoire d’espoir et de résilience.
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