J'ai très peu d'affinités avec le genre du polar. De plus, le réalisme graphique (un style dont l'apparence figée falsifie trop les émotions à mon goût) est bien loin de rencontrer mes faveurs. Autant dire que Shutter Island partait avec un sacré handicap. Néanmoins, devant l'insistance bien intentionnée de mon libraire, de quelques amis ne cessant de me rebattre les oreilles avec des « Diabolique ! Epoustouflant ! Terrifiant ! » plein la bouche, puis, à la lecture du consensus en gestation sur Bdthèque, j'ai donc capitulé, paradoxalement et intimement persuadé que je n'allais pas aimer, que ce « truc » n'était pas pour moi.
Et, fatalement, le bât blessa, mais pas de la façon dont je l'avais imaginée. Première surprise, le dessin m'a enchanté. Ce n'est pas si réaliste que ça et la mise en couleurs est à tomber par terre. Une aquarelle aux teintes sombres dont les jeux d'ombres et les reliefs dilués posent une lumière glauque et une atmosphère malsaine qui siéent terriblement à l'ambigüité morale si accablante de la trame. Ensuite, ce n'est pas un polar dans la version classique du genre, mais plutôt un thriller, voire un psychothriller, qui m'a capturé spontanément. Un huis clos pesant pour une disparition étrange, puzzle infernal aux pistes funestes et tortueuses dont la scénographie présageait un angoissant voyage dans les tréfonds de l'âme humaine. Pffuuii ! Finalement, ce « truc » est pour moi !
Non, là où cela a vraiment fait mal, c'est que j'en avais déjà trop lu et trop entendu à propos de cette œuvre. Son décodage s'est fait à travers le prisme de tous mes sens en alerte ; épiant la moindre attitude suspecte, à l'affût du moindre détail incongru qui ne collerait pas avec l'histoire, j'étais plus enclin à envisager de multiples théories improbables qu'à me laisser simplement transporter par l'intensité du récit. À force de triturations méningées et de spéculations diverses, je suis inévitablement tombé sur la bonne interprétation, et donc, non content d'être passé à côté de ce climat particulièrement étouffant, de ne pas profiter d'une narration qui distillait si savamment les apparences, je me suis flingué tout le plaisir de la chute. Ni désarçonné, ni même étonné par l'ultime pirouette. Uniquement désabusé. Tout juste me suis-je autorisé une petite réflexion d'autosatisfaction imbécile : ah ! Salaud (pardon à D. Lehane) ! Je savais bien que c'est là où tu voulais en venir !... J'avais déjà connu une pareille mésaventure avec le film Usual suspects, et j'ai recommencé. Quel couillon ! Quel gâchis !
En conclusion, je vais donc jeter cette bande dessinée au fond de ma bibliothèque, laisser passer quelques longues années en espérant tout oublier, puis je la reprendrai avec l'esprit vierge de tout préjugé, pour en savourer le potentiel et la violence psychologique.
Quant à vous, si vous voulez une chance d'apprécier Shutter island, ne lisez aucun avis !... Ah ben merde, c'est déjà fait...