Un barbare enraciné dans la mythologie celtique

Ce tome est le premier dans la série ayant pour personnage principal Sláine. Il comprend les épisodes parus dans les numéros 330 à 360 du magazine 2000 AD, en 1983/1984. Tous les épisodes sont écrits par Pat Mills. Angela Kincaid dessine le premier épisode. Massimo Belardinelli dessine les épisodes 331 à 334, 337 à 344. Mike McMahon dessine les épisodes 335, 336 et 345 à 360. Tous les épisodes sont en noir & blanc ; ils comportent chacun 6 ou 7 pages.


La première histoire montre Sláine MacRoth en train de se battre contre un gros monstre (croisement de dinosaure et de lézard) pendant que le nain Ukko vide subrepticement les bourses des 4 individus qui ont parié sur l'issue du combat. Les histoires suivantes sont narrées de temps à autre par Ukko, individu plutôt pleutre, prompt à se cacher pendant que Sláine se bat, voleur, menteur et arnaqueur. Ces histoires prennent place dans Tír na nÓg (la Terre de l'éternelle jeunesse), une Terre légendaire de la mythologie celtique, correspondant ici à une Angleterre datant d'avant sa séparation d'avec le continent européen. Sláine est un valeureux guerrier issu de la tribu de Cesaire qui a dû la quitter après avoir courtisé Niamh, la fille du Roi. Il fait partie des guerriers Red Branch, ceux capables de maîtriser les énergies de la déesse mère lors de monstrueux spasmes de déformation (warp spasm). Au cours de ces aventures, Sláine et Ukko vont acheter une prison abritant un monstre à écailles, libérer Medb (une jeune femme) promise en sacrifice à Crom Cruach, échapper à un nain maréchal ferrant trempant ses lames dans le sang, exterminer un monstre Shoggey, servir de gardes du corps à Slough Throt, un seigneur Drune.


Un barbare hirsute, avec un pagne ceint autour des hanches, une arme tranchante (ici une hache) dans une époque mythique (l'âge d'or de la légende des celtes, en lieu et place de l'âge hyborien) se battant contre des créatures surnaturelles, des sorciers et autres monstres : difficile de ne pas penser à Conan le barbare de Robert Erwin Howard et à ses adaptations en comics (Tower of the elephant and other stories et suivants ou The savage sword of Conan Vol. 1). Dans les 3 pages de fin, Pat Mills indique qu'il s'est également inspiré de Cúchulainn (héros de la mythologie celtique irlandaise, La geste de Cuchulainn). Or l'expérience montre que les conventions du genre "heroic fantasy" peuvent vite enfermer les scénaristes dans des schémas répétitifs à délivrer la belle jeune femme contre le monstre du mois, dans un environnement sans épaisseur.


Ici, scénariste et dessinateurs font preuve d'une inventivité et d'une originalité tout du long, sans tomber dans la redite ou l'ersatz. Les larges emprunts à la mythologie celtique permettent à Pat Mills de nourrir l'environnement de Sláine, le rendant étoffé et substantiel dès les premières pages. Si l'on retrouve le thème du guerrier déraciné, Mills fait en sorte que les circonstances du départ de Sláine soient différentes de celle de Conan, et le lecteur a la surprise de croiser le père du héros. Si Sláine se bat régulièrement contre des monstres surnaturels, Mills s'abreuve à une autre source que celles de Robert E. Howard (et plus tard Roy Thomas et tous ceux qui le suivront) s'écartant ainsi des stéréotypes établis dans les itérations de Conan. Enfin, Mills envisage dès le départ une narration au long cours, avec des péripéties et une forme sortant de l'ordinaire. Pour commencer, ces aventures sont émaillées des commentaires d'Ukko qui se met en avant comme étant le cerveau de l'association, en faisant passer sa propre couardise pour de la sagesse. Ce point de vue introduit une touche d'humour sarcastique qui fait souvent mouche, sans devenir répétitif. Enfin, je ne me souviens pas que Conan se soit un jour retrouvé propriétaire d'une prison gérée comme une entreprise, dégageant des bénéfices. Les lecteurs férus de mythologie celtique reconnaîtront facilement les emprunts tels que Tír na nÓg, Danu, Crom Cruach, le rite du Wicker Man, la tribu de Cesair, les alignements de mégalithes, etc.


À l'évidence, Pat Mills dispose d'une culture pas simplement superficielle, puisqu'il incorpore également des éléments très spécifiques comme le spasme de déformation et le culte de la déesse mère. À l'opposé des conventions du genre "heroic fantasy" de l'époque, il intègre une composante féminine dans son récit. Au premier abord, il s'agit des aventures d'un homme musclé, très fort, réglant ses problèmes à coups de hache, fracassant le crâne de ses ennemis. Toutefois, dans ce tome, Sláine se retrouve à se défendre contre Medb (une prêtresse) qui ne joue pas le rôle de la demoiselle en détresse, ou de l'objet sexuel, mais bien d'ennemi crédible. En filigrane, les personnages font référence à la déesse mère, composante qui prendra plus d'importance dans les tomes suivants.


Dès ce premier tome, Pat Mills met en place les éléments récurrents de l'univers de Sláine, des personnages secondaires (Ukko, Cathbad, Niamh), aux ennemis (Lord Weird Slough Feg, Medb, les Drunes), en passant par les armes (dont la terrible lance Gae Bolga, à la pointe hérissée d'ardillons l'empêchant de ressortir de la blessure). Le tome commence avec une courte page d'introduction dans laquelle Pat Mills décrit la réaction initiale des lecteurs aux 3 dessinateurs successifs. Dès le premier tome, il explique que la série bénéficie de dessinateurs qui tranchent par rapport à l'ordinaire de l'époque. Il revient donc à une femme la responsabilité de définir l'apparence du personnage et de son environnement. Dès le premier épisode, le lecteur découvre que Sláine prononce sa célèbre phrase "Kiss my axe". Avec le regard d'aujourd'hui, le lecteur découvre des dessins très détaillés (il ne manque pas une seule écaille sur le monstre), un peu tassés (sachant que le format d'édition d'origine était plus grand), évoquant un peu les dessins de Bryan Talbot. Pour les 12 épisodes qu'il dessine, Massimo Belardinelli se calque sur cette approche méticuleuse, détaillée dans une veine réaliste, dont le seul défaut est que les personnages donnent parfois l'impression de poser un peu. Cette approche très descriptive fait que 30 ans plus tard ces épisodes restent lisibles et graphiquement intéressants, dans un style classique qui n'a pas vieilli. Il n'y a qu'une seule scène souffrant de simplisme : l'entassement des prisonniers dans le Wicker Man, dont il n'est pas possible de comprendre la structure (comment ils peuvent être entassés par étages).


Le style de Mike McMahon diffère un peu. Il est moins peaufiné, plus rugueux, plus brut, moins plaisant à l'œil, avec une façon étrange de remplir les ombrages. À un aplat uniforme, il préfère une multitude de traits qui laisse un peu de blancs sur la surface. Cela donne une apparence très dense, tout en renforçant de manière unique les textures. Les visages sont taillés à la serpe, transcrivant le caractère fruste de cette civilisation d'un autre âge. D'une certaine manière, le style de McMahon transcrit à merveille l'ambiance ancienne et antique de ces aventures, à condition que le lecteur se fasse à cette apparence un peu fruste. À nouveau, les dessins de McMahon n'ont pas pris une ride du fait de ce style déconnecté des modes l'époque.


Pour un premier tome, Mills, Kincaid, Belardinelli et McMahon font très fort, créant de toutes pièces un environnement crédible et tangible et un héros aux capacités peu courantes, ne sachant pas trop comment faire un usage satisfaisant de ses capacités. Tout n'est quand même parfait du premier coup. Pat Mills utilise quelques raccourcis et ellipses assez brutaux en termes de transition, et le spasme de déformation présente parfois des relents de superpouvoirs arrivant à point nommé pour sortir le héros d'une situation périlleuse. Les postures des personnages sont parfois compassées (surtout chez Belardinelli). Si le lecteur ne doute pas une seconde que l'éditeur Rebellion a fait de son mieux pour assurer une bonne qualité de reprographie, il semble avoir éprouvé des difficultés avec les planches de McMahon qui peuvent être soit nettes avec des noirs bien francs, soit étrangement délavées (l'encrage apparaît gris plutôt que noir), soit saturées de contraste (au point de faire baver les noirs). Si cette dernière particularité ne gène en rien la lecture, elle peut déconcerter de par la disparité de tonalité qu'elle génère entre différents épisodes.


Après cette introduction impressionnante du personnage et de son environnement si particulier dans une superbe édition en version française, le lecteur éprouve une envie irrésistible de retrouver Sláine dans Time killer (progs 361 à 367 illustrés par Massimo Belardinelli, et 411 à 428, 431 à 434 illustrés par Glenn Fabry, David Pugh et Bryan Talbot). Ce premier tome constitue une chance inespérée de pouvoir découvrir la genèse de Sláine, lecture indispensable pour la suite de ses aventures, car Pat Mills a la fâcheuse habitude de ne jamais faire de rappel, estimant qu'il appartient au lecteur d'avoir lu ce qui précède.

Presence
8
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le 1 juil. 2019

Critique lue 253 fois

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