Tome 1:
"Soil" est une nouvelle preuve que le Japon, paradis du manga et culture "supérieure" en matière de bandes dessinées, n'est pas complètement une île, et que ses artistes peuvent être aussi influencés par l'Occident : car "Soil" a tout d'une synthèse - inspirée, loin de la copie servile - entre "Twin Peaks" (des enquêteurs pour le moins fantaisistes aux prises avec un fantastique qui les dépasse) et "Blue Velvet" (l'horreur sous la surface ripolinée de la vie banlieusarde), avec un soupçon de "Black Hole" (le graphisme, qui déroge - enfin - aux codes du manga, mais aussi cette vision de l'adolescence comme une maladie). Alors que ces références (quand même trois chefs d'oeuvre absolus de la culture contemporaine...) pourraient étouffer "Soil", elles le nourrissent au contraire, et sont la base sur laquelle Atsushi Kaneko construit une fable horrifique au final très nippone (les fantômes récurrents des légendes traditionnelles, avec le personnage de Sayuri, par exemple...), qui nous transporte immédiatement dans un univers aussi dérangeant que fascinant. Même s'il faut un temps d'adaptation pour s'habituer à la mise en page et à la narration, et trouver le bon rythme de lecture, "Soil" a déjà tout du futur "classique". On attend la suite en trépignant d'impatience.
Tome 2 :
Après l'impressionnante, la fascinante introduction aux mystères et aux ambiguités de "Soil" que nous a offert le premier volume de ce manga pas comme les autres, "Soil 2" nous déçoit forcément un peu, trivialisant salement la situation vécue par les habitants de la ville malade, comme par les policiers que nous accompagnons dans leur enquête : pédophilie, viols, harcèlements en tous genres, auto-mutilation, escroqueries financières, le scénario regorge de moments glauques, éprouvants, qui finissent par tirer "Soil" vers le bas. L'étrangeté lynchienne si séduisante des débuts est mise à mal par la fascination malsaine de Atsushi Kaneko pour les faits divers pervers les plus variés, et du coup, même si les policiers tempêtent à propos du fait que ces "révélations" sordides ne font pas avancer l'enquête, on est moins enthousiastes. Reste que la conclusion du tome laisse - heureusement - présager une nouvelle plongée dans le mystère...
Tome 3 :
S'il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans le manga de Atsushi Kaneko, ce sont les scènes de violence, ou de simple action : son graphisme détailliste, allié à l'absence de grisé, rend en effet la lecture de nombre de pages difficiles, ou au moins pas très attrayante, et le récit - complexe, c'est son charme - de "Soil" en ressort confus. Voilà, c'était LA critique que je souhaitais faire sur ce troisième tome de "Soil", et en particulier de ses premiers chapitres. Je dis LA critique, parce que, sinon, tout est simplement majestueux ici : la fertilité de l'imaginaire de Atsushi Kaneko, qui fait se rencontrer fantômes japonais et extra-terrestres, la manière dont il conduit un récit qui se complexifie au fil des fausses pistes, et auquel il ajoute à chaque cycle un nouveau niveau de profondeur, la vitalité des personnages, auxquels on adhère sans réserve, grâce à leur fantaisie, leur humanité, leurs bizarreries aussi, la subtilité de la conduite du récit entre passé et présent,… bref, on semble pour le moment s'acheminer vers un nouveau chef d'oeuvre du manga.
Tome 4 :
Le 4ème volume de la saga fantastico-policière de "Soil" voit la fiction littéralement exploser dans un délire quasi surréaliste d’événements hallucinants (et donc singulièrement réjouissants...), mais également - ce qui est d'autant plus ahurissant - l'ébauche d'une "explication" aux déluges de bizarreries dont Atsushi Kaneko nous a abreuvé. Mais ce qui est jouissif, c'est que cette "explication", pour n'être évidemment ni rationnelle ni même le moins du monde cohérente, génère une indéniable fascination, qui élève le récit bien au dessus du niveau d'étrangeté "lynchien" qui nous avait initialement tant séduit. Il y a quelque chose de littéralement "cosmique" dans cette manière originale de faire revivre la vieille vision lovecraftienne des mondes parallèles recelant des horreurs sans nom : c'est que pour Kaneko, c'est bien le mal qui réside au cœur des sociétés humaines qui génère finalement les "objets étranges" responsables de ces trous redoutables dans la réalité. Ces jeux d'enfants désespérés par la normalité haineuse de leurs parents défont la structure même du monde, et créent un écho encore incompréhensible avec les tourments du Japon de l'après-guerre. Ajoutons que l'humour légèrement tordu dont fait preuve Kaneko, et la belle symbolique d'une plante inconnue entraînant les enquêteurs vers un ailleurs fascinant peuvent également évoquer les livres les plus ésotériques de Murakami. Oui, "Soil" est un chef d'oeuvre...
Tome 5 :
Dans son cinquième volume, "Soil" - la ville comme l'histoire - s'enfonce dans des cauchemars hallucinants : violence, sadisme, auto-mutilation, excréments, on ne peut pas dire que Kaneko garde la moindre mesure ici, et on est désormais loin des ambiances malsaines ou drolatiques des débuts. Au crédit de "Soil 5", n'hésitons pas à mettre la géniale idée de "l'homme aux yeux bandés" dans sa cellule d'asile, ainsi que le recyclage original du thème furieusement japonais qu'est la violence destructrice d'une troupe d'enfants qui se laissent entraîner vers un nihilisme absolu. Finalement, on se retrouve à la fin de ce 5ème volume avec de vrais éléments de réponse aux énigmes semées depuis le début - pas des réponses rationnelles, hein, mais de jolies réponses quand même -, ce qui permet à "Soil" d'échapper au "n'importe quoi pourvu que l'angoisse soit là" finalement si courant dans ce genre de thriller horrifique. La seule réserve - notable quand même - à émettre est la lisibilité excessivement difficile de nombreuses pages (particulièrement lorsque Kaneko décrit des scènes de chaos avec de nombreux personnages), des pages qui bénéficieraient d'être traitées en couleurs, ou au moins avec des gris et des noirs.
Tome 6 :
Alors que les deux derniers volumes de "Soil" avaient apporté un certain nombre, sinon d'explications, mais au moins de conclusions aux mystères de la ville nouvelle, Atsushi Kaneko a donc décidé avec ce 6ème volume de relancer la machine folle en multipliant les intrigues nouvelles, en faisant littéralement exploser son récit entre passé et présent, et en remettant donc en question tout ce sur quoi l'on avait cru pouvoir s'appuyer jusqu'à présent : car si le capitaine Yokoi faisait seulement semblant de ne pas être concerné par les énigmes fantastiques de Soil, et si la famille Suzushiro dont la disparition inexpliquée a servi de détonateur à toute cette histoire n'existait en fait pas, que peut-on croire de ce qu'on a lu dans les cinq premiers tomes ? Ce pari de Kaneko est évidemment risqué : en voulant relancer sa machine à fictions dans une nouvelle direction, il risque de provoquer une overdose, ou au moins une lassitude chez le lecteur (c'est un peu le syndrome de l'épuisement de la crédibilité de "Lost" qu'on a vécu lorsque les scénaristes de la série ont multiplié contre toute logique la complexité de leur intrigue...). De ce point de vue, le volume 7 sera évidemment crucial : restera-t-on accros à "Soil" ou non ?
Tome 7 :
Après le désarroi stérile du sixième tome de "Soil", Atsushi Kaneko redresse la barre avec ce septième volume magistral : ceci grâce à une intrigue beaucoup plus maîtrisée puisque, une fois que le lecteur a admis le concept de "corps étranger", l'engloutissement de la ville toute entière dans cette "nouvelle réalité" et son effacement de la nôtre (de réalité) paraissent "logiques". Cet équilibre bien tenu entre thriller quasi politique (la préfecture et ses forces noires qui rétablissent l'ordre tout en censurant l'information) et sci fi apocalyptique (la dégradation de la ville par le sel, la multiplication des ponts / obstacles sur le chemin de l'heroïne fournissent de belles et fortes visions d'horreur...) constituent un modèle pour la suite de "Soil", que l'on attend avec impatience.
PS: toujours des problèmes de lisibilité dus au noir au blanc, pour les scènes les plus complexes. C'est dommage.
Tome 8 :
La ville de Soil hermétiquement close et abandonnée à la dégradation et l'asphyxie provoquées par l'irruption irrésistible de l'irrationnel dans notre monde, ce huitième volume de la saga nous offre un peu d'air... euh "frais", l'enquête de Yokoi - qui semble être devenu désormais le personnage central de "Soil"- l'entraînant dans des voies pour le moins tortueuses, mais pas forcément incompatibles d'ailleurs avec sa quête d'une certaine vérité. Tout le passage central de ce tome, depuis l'incendie baroque qui offre à un Yokoi aux pratiques masochistes les signes qu'il attendait, jusqu'à sa rencontre délirante avec l'ex-policier Yomogida vivant nu au milieu d'une collection absurde d'ordures, est un vrai régal, au point qu'on n'a pas forcément envie que la fiction nous ramène ensuite vers Soil. En tout cas, il semble que la conclusion de la saga se rapproche, et ce tome a certainement relancé notre intérêt.
Tome 9 :
Alors que la saga de "Soil" est annoncée comme touchant à sa fin, ce magnifique volume 9, nettement moins claustro-phobique que les précédents, puisqu'on y suit largement les aventures - assez psychédéliques, il faut bien l'avouer - de Yokoi parti à la recherche de la fleur à deux têtes, puis tombant sur des éléments assez fondamentaux du passé de la ville nouvelle, nous fournit de passionnants éléments de réponse à certaines énigmes centrales de l'histoire (nous découvrons ainsi la nature de la famille Suzushiro, jolie trouvaille s'il en est...) tout en confirmant que, décidément, il n'y aura pas qu'un seul niveau de lecture de cette fiction barrée, voire ici hallucinée. Notons l'élégance avec laquelle Kaneko Atsushi écarte la facilité d'une explication rationnelle (les fameux gaz du sous-sol de la ville) que bien des auteurs se seraient réservée comme ultime porte de sortie ! Soulignons aussi la très belle scène, lynchienne en diable, dans les tunnels du métro inachevé, à l'étrangeté fascinante.
Tome 10 :
Nous sommes donc dans l'avant-dernier tome de "Soil", et Atsushi Kaneko passe la surmultipliée : nous sommes dans un grand huit habillé en train fantôme, avec monstres répugnants en surplus cette fois ! Alors que l'énigme de la famille Suzushiro se voit magnifiquement "résolue" (... enfin pour ceux qui ne craignent pas que les solutions soient encore plus bizarres que les énigmes...), et que l'intrigue se resserre sur la source initiale des déséquilibres de la réalité, de l'irruption des "corps étrangers" qui ont fait basculer la ville de Soil dans une sorte d'autre dimension, Kaneko opte pour un "montage en parallèle" assez saisissant, qui augmente encore l'impression de folie furieuse, de perte générale de contrôle : résultat, on dévore ce tome encore plus rapidement que les précédents, savourant en outre l'humour éternellement décalé (une autre leçon de "Twin Peaks" ?) avec lequel le formidable Capitaine Yokoi, en pleine mutation "trans" combat au corps à corps l'horreur le plus indicible... et arrive à survivre comme par magie à tous les outrages ! Un petit régal, en attendant la conclusion dans le tome 11.
Tome 11 :
"Soil", c'est fini ! Et ce onzième chapitre tient les promesses des tomes précédents, embrassant de manière ambitieuse tous les fils narratifs encore dénoués : pas de conclusion logique rassurante ici (ce n'était bien entendu pas possible...), mais un bouclage de toutes les possibilités puisque la narration se referme sur l'origine du récit, d'ailleurs plutôt à la manière d'un ruban de Möbius... On a saisi d'où sont issus les "corps étrangers", les altérations de la réalité, des déviances sociales ou psychologiques (c'est le côté lynchien de "Soil"), on n'en saura jamais vraiment plus sur cette porte qui s'est ouverte - sur l'au delà, sur un monde parallèle, sur le passé - mais on a senti au plus profond de nous la brûlure de cette "horreur"... C'est le côté Charles Burns de "Soil"... Au final, c'est mon côté rationnel qui fait que néanmoins les plus belles pages de ce onzième tome d'un "mindfuck" (comme je l'au vu écrit) de la plus belle essence me semblent les plus "réalistes" : la vingtaine de pages qui traitent de la découverte du secret éprouvant de "l'homme aux écailles" touchent au génie ! Bon, il ne nous reste maintenant qu'à recommencer la lecture de "Soil" depuis le début pour voir si quelques rayons de lumière en plus traverseront cette fois le couvercle de la marmite infernale.