Soil
7.6
Soil

Manga de Atsushi Kaneko (2003)

En dépit de mes vagues et néanmoins exhaustives connaissances en matière de mangas, Soil aura, des années durant, échappé à mon radar. Un manga, surtout quand il est assez réputé pour figurer dans un top 100, en règle générale, je le connais. De nom, de réputation et peut-être même que je l'ai déjà lu le plus souvent. Mais Soil... il faut bien dire que ça m'a échappé.
Était-ce alors une surprise inouïe ? La rencontre entre un critique acrimonieux et une délicatesse encrée à même d'adoucir le bain d'acide qui écume d'entre ses lèvres ? La consécration peut-être ?
Des lignes durant je pourrais entretenir le suspense, mais en pure perte puisque la prise de connaissance de ma note précède la lecture de la critique. Je m'en serais voulu de toute manière de vous fourvoyer en laissant entrevoir, entre les lignes, au moins quelques bribes de faux espoirs diffus.


Soil ? Ça n'était pas mauvais. Le regard objectif doit savoir parfois s'échapper des griffes possessives d'un quant à soi qui n'accepte parfois pas l'évidence. Le recul m'oblige à l'admettre, Soil était un Seinen sinon palpitant, au moins intéressant. Un support intéressant pour lequel je n'aurais néanmoins éprouvé que bien peu d'intérêt.


Tout commence par une première approche, car il ne saurait en être autrement. Et de Soil, ce que j'en ai immédiatement retiré, c'est une forme de déphasage. C'est pas qu'en tant que lecteur, je n'apprécie pas qu'on bouleverse mes petites habitudes - bon sang je ne demande que ça - mais le dessin m'a rebuté. Non pas qu'il soit repoussant ; il a un style. Un qui ne me plaît pas, un style néanmoins.
C'est du comics. Remanié, assimilé, joliment débardé même si on y réfléchit, mais Atsushi Kaneko s'est clairement et ostensiblement inspiré si ce n'est même imprégné d'un style de comics. Des vieux comics en l'occurrence, tout en remaniant évidemment le genre pour qu'il s'actualise sous son trait pour mieux l'assimiler à son répertoire. Ça a son charme. Je n'y suis pas réceptif le moins du monde, toutefois, force est de constater que ce style parfois assez glaçant aura contribué pour beaucoup à l'atmosphère de Soil. Car, une atmosphère, c'est guère le seul atout que je ne puis lui ôter. Encore que...


Une atmosphère de synthèse peut-être. Soil, comme par exemple un Dragon Head ou bien, à une moindre échelle, une œuvre de Junji Ito, laisse le lecteur baigner dans un climat d'anxiété lancinante dans lequel il se laisse progressivement embourber alors que progresse sa lecture. La comparaison aux sables mouvants se veut appropriée, car cette incursion dans les ténèbres, comme les sables mouvants... ne se fait pas entièrement. On s'y enfonce, on s'y enlise, on se laisse absorber sans espoir de sauvetage et puis... la machine s'arrête. On reste à demi enfoncé dans les ténèbres ou plutôt dans la pénombre. Soil ? C'est du Twin Peaks au Mirin, un sens de l'étrange maîtrisé, mais cette fois à la sauce japonaise dans une configuration américaine.


L'étrange y est ici maîtrisé, au point où il ne l'est même que trop. Les afféteries du bizarre, quand on ne s'y laisse pas prendre, peuvent vite nous glisser comme sur les plumes d'un canard. Soil, par moments, se force à être absurde et frénétique dans un délirium aux relents horrifiques finalement trop maîtrisé pour que l'on accepte cela comme crédible du point de vue de l'œuvre. Ça ne force ses airs qu'à moitié, mais il n'empêche que ceux-ci ne sont finalement pas naturels.
L'atmosphère est là, mais on ne peut pas ignorer qu'elle est clairement artificielle. Oui, décidément, le sens du bizarre y est si contrôlé, si calculé même qu'on ne peut s'empêcher de vouloir le rationaliser. L'atmosphère est bien travaillée, mais elle s'avère trop planifiée par la narration et ses tenants pour qu'on ne voit pas le caractère spécieux des finitions. Quand tout est trop lisse, trop parfait, alors, cela ne se voit que trop.
Or, une atmosphère, on ne la voit pas, on ne l'entend pas ; on la ressent alors qu'on s'y immerge sans jamais être en mesure de la percevoir. En principe.


L'intrigue ? Une enquête dans une petite ville. Non, ce n'est pas un procès d'intention que de dire qu'il y a vraiment du Twin Peaks là derrière. D'autant que la remarque ne se veut accompagnée d'aucun reproche. Si l'inspiration est là, le plagiat est loin. Kaneko est un artiste qui a son originalité pour lui mais chez qui les inspirations sont patentes. Que cet homme-là ose seulement prétendre qu'il n'a jamais lu Junji Ito que du bout des yeux. Car, très franchement, l'influence de Spirale est, non plus assumée, mais carrément embrassée avec la langue contre les amygdales. Et la suite n'en finira d'ailleurs pas de s'en inspirer. Bien mal.


C'est pas mon premier manga reposant sur une enquête, très loin de là même, mais c'est peut-être bien la première fois que je ne souhaitais pas élucider le mystère latent qui rôdait à longueur de planches. Vraiment, rendu apathique par quelques artifices scénographiques, je refusais presque instinctivement de me prendre au jeu pour le plaisir de la lecture. La faute m'incombant peut-être, mais aussi à une mise en scène dont la visée m'échappe et dont l'audace me paraît bien timide.


«Parce que ce sentiment énigmatique n'a jamais été fait pour être explicable». Cette citation, répétée à l'envi pour rythmer le récit, sonne comme une justification avant l'heure ayant trait à l'absence de cohérence au nom du «bizarre» si abondamment répandu. Le bizarre va de soi, on ne le justifie pas. Quand un personnage, plutôt que de se laisser porter par la mystification d'une intrigue qui progresse, cherche à la déconstruire savamment, ne serait-ce même qu'à demi, il rompt alors le charme.
Il y a trop d'explications de l'énigmatique dans Soil. Or, plus on s'interroge, plus on pérore sur le sujet et mieux on le démystifie. Parler du bizarre quand il advient plutôt que de se contenter de le subir, c'est un tue-l'amour. Et l'auteur ne peut pas s'empêcher d'y avoir recours pour nous couper la moindre tentative de trique durable.


Le sens de la folie graduel et de l'horrifique n'ondule pas aussi paisiblement que pour Spirale. Le récit est cahoteux ; on place ici et là des éléments supposés perturbants sans trop les lier les uns aux autres afin de dresser le vague paysage d'un monde supposément terrifiant. Mais ça ne l'est pas le moins du monde. On contemple un patchwork décousu et aléatoire de partitions inharmoniques dont les morceaux s'assemblent bien mal au point d'être empilés les uns sur les autres pour n'aboutir finalement qu'à ce qu'on ne saurait interpréter que comme un monceau de conneries. Comme une triste ripopée de terreur où rien ne saurait germer.


Toute l'œuvre me crie dans les oreille «Sois dérangé par ce que tu lis !», mais l'injonction ne peut avoir de sens aussi longtemps que rien n'a de sens ou d'intérêt. Ce n'est pourtant pas de la mauvaise volonté de ma part, comme tout autre, j'adore me laisser enivrer par une atmosphère et une intrigue dérangeante.... à condition que celles-ci soient effectivement dérangeantes.
De l'idée, y 'en a. C'est sa concrétisation que je remets dangereusement en question. Soil - et c'est pas un plaisir que de l'écrire - c'est un manga où le sens de l'horrifique est déparé de l'horreur. Et qu'on ne me dise pas que cela est délibéré puisque tout dans la mise en scène m'enjoint à être supposément perturbé par ce que je lis.
Perturbé, je l'ai été, mais pas comme l'auteur l'avait escompté, j'en ai bien peur. C'est même la seule chose dont j'ai eu peur en lisant Soil.


Dragon Head avait su correctement cultiver le mystère pour, sur le tard, lui désigner un propos. Il y avait de l'atmosphère et de la construction. Soil a aussi les deux, mais les enchevêtre et les croise au point de les emmêler voire de s'étrangler avec. Même le bizarre et l'inexplicable a un sens, une cohérence. Cohérence qui fait ici misérablement défaut à l'œuvre.


Et puis, quand l'étrange connaît une halte, il s'évanouit sans qu'on puisse jamais vraiment le faire revenir. Or, les longues périodes de flottement où se succèdent les aléas d'une enquête criminelle sinistrement banale tuent et étouffent à petit feu les bribes d'atmosphère qu'il pouvait y avoir. Ça cale et ça redémarre sans arrêt, si bien que le voyage nous paraît encore plus long.
Et allez-y qu'on rajoute une couche d'étrange sur le bizarre pour relancer la machine quand celle-ci est enrayée avec les pigeons morts et tout le tintamarre. Vraiment, ça commence à se voir. C'en est criant et gênant à force.


Le fil conducteur du récit est solidement noué toutefois, avec un bon rythme pour animer la trajectoire qui nous amènera d'une extrémité de l'intrigue à une autre. Mais aussi solide soit le fil conducteur, il est de bon ton de s'y accrocher jusqu'à s'enfoncer les ongles dans les paumes. Car, avec Soil, on progresse dans la lecture avec des vents contraires assez violents. Des vents qui nous sont hélas soufflés par l'auteur lui-même auquel on ne saut répliquer qu'avec de maigres soupirs.


Le culte de Kento n'a finalement que des ambitions bien décevantes malgré tout ce que la scénographie aura fait pour lui donner du corps. Un manga reposant sur de l'énigmatique pur et une atmosphère particulière devrait en principe naturellement proscrire le «pourquoi». Mais le «pourquoi», il me sera sans cesse venu au bord des lèvres, accompagné qui plus est d'un «à quoi bon» las et fatigué. L'intrigue, à un moment donné, s'anime pour la finalité de bouger sans chercher à se mouvoir pour finir quelque part. Il y a des éléments du scénario dont on est en droit de penser qu'ils n'ont justement pas été réfléchis bien qu'ils aient pourtant été rationalisés par leur auteur.
Soil aurait pu fonctionner si Atsushi Kaneko avait davantage laissé place à son instinct du créateur - dont je ne nie certainement pas l'existence - plutôt qu'aux réflexions d'un scénariste particulièrement maladroit qui avait de bonnes idées sur le papier. Avant qu'on y fasse accoucher l'encre j'entends.


Soil, comme périple, peut s'apprécier pour les amateurs d'enquêtes ne souffrant pas de haltes trop longues. Mais si le surnaturel à vocation indéterminée voire improvisée vous rebute, et si l'astuce du complot gouvernemental chargé de cacher la vérité, comme pour moi, vous tort les boyaux au point de vous filer une chiasse d'enfer, ne vous y essayez pas. Quant aux allergiques du psychédéliques vaseux... la lecture est à proscrire pour votre bien.


Les événements, aux deux tiers de l'œuvre, surviennent et s'enchaînent sans s'embarrasser de la moindre explication. Fort bien... mais c'est trop tard. On ne peut pas tout expliquer pour finalement ne rien expliquer. La question de la cohérence demeure et, une fois de plus, celle-ci se voit largement compromise.
Dans se scénario, se succèdent alors des révélations dont on ne sait que faire tant le récit est devenu anarchique. Parce qu'il faut avoir l'esprit franchement très ouvert pour finalement accepter les origines surnaturelles rapportées par Yomogida. Une origine qui sonne comme une excuse et dont on aurait finalement pardonné qu'elle ne soit jamais mentionnée. Encore une fois, la question du «pourquoi» démystifie et donc, tue le mythe. L'auteur est bien armé pour écrire son œuvre, l'inconvénient, c'est qu'il passe son temps à se tirer une balle dans le pied.


Eh quoi ? Une fin en pis-aller pour conclure ? Pour rester mystique et rajouter ainsi maladroitement quelques kilos de rustine sur les brèches béantes, on tente la technique de la fin ouverte... mais dont la porte se referme finalement sur nos doigts. Une ouverture vers un néant nébuleux, c'est décidément pas réjouissant quand on est le lecteur. Mais on reconnaîtra que, pour la première fois, respect de la cohérence il y a eu. Pas selon les termes que l'on aurait pu envisager toutefois.

Josselin-B
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le 22 août 2021

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Josselin Bigaut

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