Une critique pour Solo Leveling ?
Attends, bouge pas, je te fais ça vite fait : l'idée est nulle, le scénario est nul, les personnages sont nuls, le dessin est vaguement joli et c'est vaguement divertissant, de la plus générique et formatée des manières, même si moralement détestable. En bref : c'est nul mais ça se lit, et ça fait pas mal à la tête.
2/10, pour les cinquante nuances de bleu de la colorimétrie.
Pour la millionième fois, on nous ressort le cliché nolife du monde façon MMORPG, le parti-pris est réchauffée au micro-ondes, ça a le goût de plastique fondu, les incohérences s'enchaînent, rien ne tient debout, il faut plus de dix tomes avant que quelqu'un ne commence à se poser des fichues questions, la psychologie des personnages tient en un mot, ils n'évoluent pas, jamais, ou à peine (et pas nécessairement dans le bon sens), on a droit à toute la compile des clichés capitalistes à la coréenne, le sexisme latent (les femmes sont faibles, et les femmes fortes tombent amoureuses du héros parce qu'il est plus fort qu'elles), la hiérarchie sociale par l'argent, l'obéissance aveugle à un système qu'on ne remet jamais en cause et qu'on se contente d'exploiter à notre avantage, la glorification de la puissance (physique, politique, financière), quelques petits tacles mesquins dans les guibolles du Japon mais bon, c'est comme ça, c'est historique, faut faire avec. On cherche désespérément un peu d'intérêt à cette narration hachée et ces dialogues insipides, mais comme on n'a pas tous un diplôme d'archéologie non plus, on ne trouve pas.
Au-delà, on apprend par l'exemple que le héros n'est gentil que parce qu'il est faible, sans doute parce qu'en 2024, la gentillesse n'est pour le tout venant qu'une façade subie plutôt que choisie, une attitude de soumission par défaut faute d'avoir les bollocks et biceps pour écraser les autres, un paravent social pour ne pas trop se faire taper par les alphas et faire en sorte qu'ils nous tolèrent, leur grande magnanimité (et tant pis s'ils ne connaissent pas ce mot, ni ne savent pas l'écrire correctement, la vie est question de priorités). Dans le monde de Solo Leveling, on tue des bêtes, des créatures, des autres humains, sans l'ombre d'un remord parce qu'on nous a dit que c'était comme ça, et parce que d'autres le font aussi. Jamais on ne s'interroge sur leur possible intelligence, ou on n'essaie d'établir un contact. La seule a être épargnée est, sans surprise, 100% anthropomorphe et fort gironde de ses mensurations (en plus d'être amoureuse du héros, elle aussi, comme tout ce qui en Corée produit des œstrogènes) (mais le héros il s'en fiche il est au-dessus de ces choses-là) (les femmes, s'entend). Personne ne se questionne, personne ne proteste, personne ne (se) remet en cause, tout le monde accepte et joue le jeu, au sens propre. Le monde où ils vivent n'a pas attendu l'arrivée des monstres pour être monstrueux : il n'est que cynisme et corruption d'un côté, et grands benêts de l'autre. Il n'y a pas de juste milieu. Mais c'est pas grave parce que le héros il est beau et il prend des poses badass, on sent qu'il a mis tous ses points d'expérience en ténébritude. Le message est clair : arrête de subir ton environnement. Fais cent pompes et mille squats tous les jours, et deviens un winner. De harcelé, tu pourras passer à harceleur. De victime, tu pourras devenir bourreau. Ce sont les deux seules possibilités dans le monde binaire de Solo Leveling, où absolument personne ne fait dans la nuance ni n'utilise jamais son cerveau, seul muscle négligé de l'aventure. Les chasseurs sont des dieux parmi les hommes, ils pourraient les asservir d'un claquement de doigt, littéralement, ils ont la mentalité adéquate, les auteurs ont insisté là-dessus, et pourtant ils obéissent inexplicablement aux Etats, aux Fédérations et à des règles absurdes de jeu vidéo dont on a fait arbitrairement de nouveaux évangiles, sans que rien ne l'explique ni ne le justifie. Tout ça pour gagner quatre copek qu'ils auraient pu s'approprier par la force en un tournemain.
Mais oui, si on arrive à faire abstraction de tous ces défauts (admettons), le trait est plutôt agréable, il doit beaucoup à une mise en couleur qui lui confère plus de caractère qu'il n'en possède objectivement, il faut bien reconnaître que certaines cases ont de la gueule, dès lors qu'il s'agit de mettre le protagoniste (on n'osera pas appeler ça un héros) en valeur, tous les efforts du dessinateur étant focalisés sur sa seule personne. Il ne faudrait surtout pas qu'un autre personnage lui fasse un jour de l'ombre. Ça s'appelle Solo Leveling, que diantre ! Les ombres, c'est le protagoniste qui les maîtrise. Parce que c'est trop d4rk.
Voilà en deux lignes tout ce qu'on trouvera à dire de bien d'une œuvre à l'ego aussi boursouflé que celui de son personnage, aussi creux, insipide et bête comme ses pieds, aussi badass ceux-ci soient-ils : rien n'a de sens, mais c'est joli. C'est toujours mieux que le roman, qu'on jurerait écrit par les pieds sus-mentionnés entre deux pédicures.
Et encore était-ce là accorder à ce produit commercial plus de temps et de mots qu'il n'en mérite.
Sauf qu'au-delà, un vrai problème se dessine entre ses lignes, bien plus vaste et plus inquiétant que les innombrables clichés rétrogrades dont ce webtoon est truffé, car Solo Leveling n'est qu'un titre parmi tant d'autres, une énième déclinaison d'une recette fast food pleine de gras, d'additifs et de morceaux de pneus. Rien qu'une des centaines d’œuvres du même acabit, où tout est calibré pour séduire un public fragile, parce que mal éduqué et en souffrance morale (les ados sont des cibles faciles pour les bonimenteurs), jouant à fond la carte de l'identification positivante et bouffant à tous les râteliers de la manipulation empathique. Tu n'es pas bien dans ta vie ? Imagine-toi que tu es le protagoniste de Solo Leveling. Parce qu'au fond de toi, tu sais que tu es comme lui. On te l'a dit, fais des pompes et donne des patates, ça résoudra tous tes problèmes existentiels, et tu auras même de l'argent pour acheter des roudoudous ou des Tesla.
Abordé sous cet angle, ce titre est représentatif du glissement moral qu'on aura pu constater ces dernières décennies dans les mangas, lui-même symptomatique de l'évolution de la société actuelle.
Un constat d'échec.
Les prémices de la fin de l'homme en tant qu'animal social, la part « animal » prenant le pas sur sa composante « social » maintenant que l'être humain a oublié ce qu'il doit au concept de société et à sa mise en œuvre, maintenant qu'il se pense supérieur, maintenant que chacun s'imagine ou se désire l'alpha de son petit territoire étriqué aux quatre coins duquel il pisse symboliquement, celui qui ne doit rien aux autres, celui aux pompes duquel on doit ramper, le gros plein de fric qui pense que la richesse de sa personnalité dépend de celle de son compte en banque (ha ! ça se saurait). Etre gentil c'est has been, on te dit. C'est fragile, c'est pour les faibles, les snowflakes, ouin, ouin, sois un bonhomme, mec, suis l'exemple de machin dans Solo Leveling, y'a que ça qu'on respecte.
Que tu crois.
Des personnages de manga (mais pas que) surpuissants, ça existe depuis plus de trente ans, pourtant, Solo Leveling et ses clones n'ont (évidemment) rien inventé. A la différence que la puissance de ceux d'hier venait avec l'humilité, l'humanisme, les valeurs fraternelles qui allaient de pair, mais sans jamais pourtant se faire moralisatrices. On pensera bien sûr à Vash the Stampede, l'être le plus puissant de son univers futuristico-western mais qui rechigne à y tirer la moindre balle, et qui pourrait réduire les humains en esclavage sans transpirer (il en a les pouvoirs, il en a les motivations) mais qui, a contrario, s'échine à protéger, quitte à se faire du mal, même les inconnus, mêmes les criminels, même ceux qui ne le méritent pas, même ceux qui n'en valent pas la peine, parce qu'il place ses principes au-delà de son intérêt personnel ou de ses jugements de valeur. Et de feindre la fragilité, encore, l'incompétence, la légèreté, pour mieux se fondre dans la foule et y trouver sa place, à égalité plutôt qu'en surplomb, parce qu'il ne se considère pas meilleur, ni ne veut prendre quiconque de haut. Badass et torturé, il l'est, mais il n'a pas besoin de l'exposer sur la place publique pour se faire plaindre, pour qu'on l'admire, au contraire, il cache ses blessures derrière un sourire solaire et un pardessus rouge et il va de l'avant. Il vit pour lui. Pas pour le regard de l'autre, qu'il aime, mais dont il ne cherche pas à attirer le regard ou la gratitude.. Parce qu'il respecte autrui au-delà de ce communautarisme infect qui noyeaute Solo Leveling comme nos réseaux sociaux (voire la vie IRL). Vash ne fait pas de distingo entre les individus. Tous les humains sont sa famille. Tous sont la sœur ou la mère de quelqu'un, et donc sa sœur et sa mère à lui. Contrairement au protagoniste de Solo Leveling, aux yeux de qui seuls comptent ses proches, ses amis, ceux qu'ils considèrent comme de son cercle, les autres n'étant pas envisagés par lui comme des humains dignes de ce nom, juste des éléments de décors comme une table ou un tabouret. Comme si ces dernières années, le nombre de Dunbar avait décru de façon inversement proportionnelle au nombre de gens avec qui nous sommes en contact, de façon directe ou indirecte.
On pense aussi à Subaru Sumeragi, Kamui Shirou, la bande à Sanzo, Harlock, Atom, Luffy bien sûr, Gon, D, Ryo Saeba, ou même Spider-Man, tenez, dans le film de Sam Raimi, Peter Parker a son petit moment Solo Leveling, quand on y pense : il laisse filer le cambrioleur avec un petit sourire en coin et une répartie cinglante qui va bien. Sauf que Peter Parker a un oncle, et que cet oncle l'a élevé en humain. « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités », lui a-t-il inculqué, et c'est dès lors ce qui guide le tisseur fort de ce traumatisme tout neuf. Un leitmotiv qui pourrait être commun à tous les personnages cités plus haut et tellement d'autres encore, qui ne font pas étalage de leur puissance, ni n'en tirent aucune gloriole, n'y voyant qu'une occasion de rendre le monde meilleur pour chacun d'entre nous, là où le protagoniste de Solo Leveling et ses copies carbones se tamponnent desdites responsabilités avec une babouche. Il n'y a pas d'Oncle Ben, dans Solo Leveling. Les responsabilités, c'est un truc de faibles, de fragiles. Les alphas sont au-delà (pensent-ils). Même constat du côté des X-Men : d'un côté des humains qui les haïssent, de l'autre les Mauvais Mutants qui prônent la supériorité par le terrorisme, et pile entre les deux, la bande à Xavier, qui use de ses pouvoirs pour tenter d'établir un pont entre les deux espèces, faire œuvre de vivre ensemble, et tant pis s'ils sont des monstres pour l'une et des traîtres pour l'autre. Ils s'accrochent à leur boussole morale comme au mat d'un navire dans la tourmente. Même Yo Hinomura, l'assassin ultime, verse sa larme à chaque nouveau contrat rempli.
L'arc des fourmis est particulièrement représentatif de ce dévoiement, comparé à son homologue nippon, qu'il repompe allègrement, sans scrupules ni talent : de la finesse de Hunter X Hunter, de son ambivalence, de sa subtilité, de sa poésie même, de sa noirceur et de son dénouement aussi inattendu que politiquement engagé, il ne subsiste qu'une version expurgée de toute profondeur, de toute réflexion : de la baston basique, des massacres, des têtes qui volent et rien d'autre. La glorification malsaine du modèle de l'übermensch destiné à guider les hommes-troupeaux, de triste réputation. On flirte dangereusement avec des idées qui ne le sont pas moins.
Pour toutes ces raisons, Solo Leveling, c'est un peu l'anti One Piece, le cynisme créatif à son point culminant : les persos secondaires n'y sont que des faire-valoirs dont la valeur dépend de l'intérêt que leur porte le protagoniste, de la chair à canon pour ravir le lecteur à coups de mises à morts obscènes, le curseur du pathos au maximum jusqu'à la caricature, là où il faut plus de quarante tomes à One Piece avant de faire la moindre victime (et quelle victime !), et où on est davantage ému par un bateau qui brûle que par l'intégralité des 13 tomes de Solo Leveling publiés à ce jour. Parce qu'Oda aime profondément ses personnages, tous, sans exception, parce qu'il aime ses lecteurs, parce qu'il refuse les cheap tricks. Mais hé ! Etre ému, c'est un truc de fragile, ça aussi, c'est comme la gentillesse. Les alphas, ils ne sont pas émus, tu penses. Ils transpirent des yeux, juste.
Plus proche de nous, One Punch Man posait les bases de ce genre nouveau né, mais il avait au moins pour lui un second degré salvateur, sans la prétention de se prendre jamais au sérieux, jusque dans son apparence ou dans sa tenue. Même constatation du côté de Koro Sensei, dont la puissance n'est mise qu'au service de la pédagogie, pour un salaire de misère.
Las ! Les racines de cette débâcle plongent encore plus profondément, lorsqu'on prend du recul, car le protagoniste de Solo Leveling, tout est héros qu'il soit censé être, est intrinsèquement plus mauvais que les méchants d'hier, témoignant d'un second renversement des mentalités, vraisemblablement initié dans ces fictions par le manga Death Note : ses fins justifient ses moyens. Dès lors qu'on se dresse face à lui, quelle qu'en soit la raison, on mérite d'être écrasé, humilié, traité plus bas que terre, la mort se justifie, voire devient un spectacle réjouissant pour le public qui s'exclamera "bien fait !", et dont on s'interrogera dès lors sur les réelles facultés d'empathie (une tendance ici instituée par l'Attaque des Titans, même si on peut remonter le fil des mangas « survival » jusqu'à Battle Royale, dont ils dupliquent complaisamment le fond et la forme à l'infini, ne misant pour se distinguer que sur la surenchère. Rien d'étonnant alors que les seuls vrais titres intelligents dans ce registre sont également ceux qui dédaignent le gore gratuit pour privilégier l'intériorité : Kaiji et Liar Game).
Unidimensionnel, froid, autocentré jusqu'à l'aliénation : tout le contraire des bad guys d'il y a vingt-trente ans de ça, lesquels nourrissaient plus de cas de consciences et de déchirement intérieurs que ces nouveaux surhommes de pacotilles. Spéciale dédicace aux Dragons du Ciel de X 1999, destinés à anéantir l'humanité, s'interrogeant sans calculs sur « pourquoi on ne devrait pas tuer d'êtres humains », et concluant avec une candeur sincère qu'il n'y a pas de vraie réponse objective valable, si ce n'est que « ça fait de la peine à d'autres gens ». Spéciale dédicace également à l'impitoyable Million Knives, qui est prêt à détruire toute une espèce juste pour libérer son frère du fardeau de moralité qu'il s'est lui-même imposé. Même Seishiro Sakurazuka, le tueur psychopathe qui n'éprouve soi-disant pas l'once d'un sentiment finit par choisir d'aimer sa victime, quand bien même ne ressent-il rien pour elle. Ce en quoi tout abject qu'il soit, il reste plus héroïque et plus humain que le protagoniste de Solo Leveling (ça commence à se sentir, hein, que je n'ai pas pris la peine de retenir son nom ?!).
Voilà où nous en sommes rendus : nos héros d'aujourd'hui auraient hier été placés dans le camp des méchants – et même pas des méchants intéressants, de surcroît. Point de vue mentalité, notre homme ici vaut à peine mieux qu'un Dio Brando période Phantom Blood, dont il partage les principaux traits de caractères.
Ces deux glissements (même si traités ici de façon trop simpliste, j'en conviens, mais ce n'est pas le lieu pour une dissertation de socio) devraient nous inquiéter, nous interroger, nous faire réfléchir.
Mais tel le protagoniste de Solo Leveling, nous nous contenterons de hausser les épaules, de faire avec, d'exploiter le système, d'acquérir de la puissance, de chercher à être l'alpha, le populaire, et tant pis s'il nous faut pour ça être vide, creux, inhumain. Les biceps avant tout. C'est moins fatigant que de se forger une personnalité. Dis moi qui sont tes héros, qui sont tes méchants, je te dirais qui tu es.
Quand je bossais en centre social, il y avait ce graffiti dans les toilettes : « mieux vaut vivre un jour comme un lion que cent ans comme un chien », paraphrase d'un proverbe italien d'obédience fasciste. Et personnellement, je m'étais dit, avec un sourire en coin, que pour moi ce ne serait ni l'un ni l'autre, je préférais vivre en être humain.
Ce qui nous renvoie à cette expérience (trop) célèbre qui aura contribué à définit les rôles sociaux chez les rats, avec dominants d'un côté, dominés de l'autre, autonomes et marginaux en lisière, les dominants d'hier pouvant devenir les dominés dans un autre contexte, et vice versa, pendant que l'autonome s'en fout et que le marginal se contente des miettes. Ce qui tend à montrer qu'il n'y a pas que deux voies, que rien n'est absolu ni gravé dans le marbre. Que cette force-là n'est qu'une illusion, d'où la nécessité de l'afficher en permanence pour se prouver qu'elle existe, via le regard de l'autre. Plus ironique encore : qu'en se conformant à ce système et en le plébiscitant comme un modèle idéal, nous n'agissons ni en lions, ni en chiens, ni en loups, ni en moutons. Nous agissons en rats.
Les salles de sports se remplissent. Les bibliothèques se vident. Les librairies dégorgent de mangas et romans au rabais entretenant le complexe de supériorité de son cœur de cible qu'il brosse dans le sens du poil par processus identificatoire interposé, comme le corbeau de la fable et pour les mêmes raisons : oui tu es le plus beau, oui tu es le plus intelligent, oui tu es le plus juste, oui tu es le plus grand, oui tu es le plus fort. Vas-y, maintenant. Aboule le fromage.
Les vrais dominants, dans l'histoire, ce sont eux.
Je leur laisse les squats, moi. La sueur, les biceps.
Je préfère garder mon âme.
Etre le plus fort, c'est trop fatigant.