Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2021. Il a été réalisé par Pascal Rabaté pour le scénario, les dessins, les lavis de gris et de brun, le lettrage. Il s'agit d'une bande dessinée de 134 pages. L'édition Canal BD comprend un cahier supplémentaire de 7 pages, avec une interview de l'auteur et des planches à différents stades réalisation.
Albert et son père flânent dans la grande rue de la cité balnéaire Kertudy, en regardant ce que proposent les différents étals de la brocante. Le père s'arrête pour examiner une petite statuette d'un dieu crocodile, mais la repose quand le brocanteur lui indique qu'il s'agit d'un souvenir des colonies. Un peu plus loin, ils s'arrêtent devant un joli meuble. Marius, un type avec un béret, en train de fumer la pipe, leur en propose mille francs. Le père commence à marchander : le vendeur se justifie de quatre francs par année, pour un meuble qui date du dix-huitième siècle. Le père continue de négocier et ils se mettent d'accord sur cinq cents francs. Ils repartent avec le meuble et le père fait observer à son fils qu'il faut toujours marchander : c'est comme ça qu'on économise et qu'on peut épargner. Ils rentrent jusqu'à la résidence secondaire de la famille et installent le meuble. Les deux enfants plus jeunes finissent d'installer la bâche sur la remorque et la fixer avec des tendeurs. Le père et la mère font leur au revoir à Albert, en lui remettant les clés de la maison : il reste encore quelques jours alors que le reste de la famille rentre. Peu de temps après, Édouard passe à vélo pour saluer son ami et s'assurer du départ de ses vieux. Ceux de Francis sont également partis. Les trois amis se retrouvent sur la plage. Édouard propose que le soir ils fassent un sort à la cave de son père. Dans la mesure du raisonnable, ils peuvent lui tirer quatre bouteilles au max, plus, il verrait. Édouard et Francis se mettent à faire une partie de badminton.
Le soir venu, les trois amis viennent de finir leur plat de pâtes et ils terminent la deuxième bouteille. La première était un Morgon la deuxième un Juliénas. Édouard indique qu'il n'a pas fait la différence entre les deux. Albert cherche dans la collection de disque : il en sort un peu déçu car il n'y a que du classique. Francis indique que le lendemain ils pourront aller chez ses parents qui ont des disques de jazz. Ils décident d'aller descendre la troisième bouteille, sur la plage. Ils s'y installent et font un petit feu, avec la mer devant eux, et leur héritage derrière. Ils commencent à faire tourner la bouteille, et ils entendent un bruit derrière eux : des gens qui se tiennent à l'entrée d'une villa, sûrement des résidents. Albert trouve ça bizarre, et il décide d'aller voir. Il se lève et avance vers la villa mais une personne allume sa lampe torche braquée sur lui, puis l'éteint. C'est une jeune femme qui leur demande si elle peut se joindre à eux. Ils acceptent. Elle boit un coup. Ils se présentent. Odette se déshabille pour aller prendre un bain de minuit. Les garçons la rejoignent.
Dès la première page, le lecteur est conquis par la narration visuelle. Une vue en plongée sur la rue principale de Kertudy où se tient la brocante. Le dessin est de nature réaliste et descriptif, avec un degré de simplification pour le rendre plus rapidement lisible par l'œil, et des détails marqueurs du lieu et de l'époque. Le lecteur peut voir une affiche avec une graphie des années 1960, et des vespasiennes dans le coin en bas à droite de la première case. L'allure d'Albert et son père est étonnante de maintien et d'une forme d'assurance donnant une impression de supériorité, avec leur polo Lacoste immaculé et boutonné jusqu'en haut. Dès le départ, le lecteur ressent visuellement le décalage temporel. Il fait connaissance de Marius, avec sa veste à rayures horizontales et verticales, un béret sur la tête, une pipe et un chandail à col montant : une sorte de beatnik à la française. Les tenues vestimentaires sont encore assez strictes. De temps à autre, le lecteur voit passer un figurant : une femme avec un beau chapeau, un scout de France avec son uniforme caractéristique. Une jeune femme avec une belle robe aux motifs imprimés. Un homme bedonnant se promenant sur la plage avec sa chemise et son pull sans manche. Il en devient presque difficile de croire que Francis ou Edmond puissent porter des teeshirts sans col. L'artiste sait insuffler de la vie et de la personnalité à chaque protagoniste, avec des traits de contour pas forcément jointifs, parfois comme tracés sur le vif. Le lecteur ressent leur état d'esprit : l'assurance militaire du père d'Albert, l'assurance très différente de Marius qui donne l'impression d'une étonnante liberté par rapport aux contraintes de la société, les expressions vives d'Albert et de ses amis qui découvrent la vie sans être blasés, les expressions plus ambigües d'Odette dont il n'est pas possible de deviner le fond de sa pensée ou la réalité de ses émotions, etc. Rien qu'à regarder chaque personnage, le lecteur perçoit une partie de son caractère, voit les différences entre l'un et l'autre.
Le lecteur remarque rapidement la qualité de la mise en scène, en particulier au travers des scènes de dialogue où le bédéiste ne se contente pas d'alterner des champs et contrechamps, mais montre l'activité à laquelle se livrent les personnages en même temps, ou comment ils changent de posture en fonction de l'évolution de leur état d'esprit, ou encore la façon dont ils prennent une mimique étudiée quand ils se livrent à une forme de séduction, de manipulation plus ou moins consciente. Dans un premier temps, le lecteur éprouve l'impression qu'il y a même régulièrement des pages muettes, sans aucun mot ni de dialogue, ni dans un cartouche. En réalité, il n'y en a que douze, mais l'auteur laisse souvent parler des cases uniquement par le dessin. En fonction de sa sensibilité, le lecteur le remarque plus ou moins rapidement. Cela peut être en page 27, quand Odette se déshabille devant les trois garçons sur la plage de nuit, pour aller prendre un bain de minuit, dans une bande de trois cases, où à l'évidence Albert, Francis et Édouard ne disposent pas des mots nécessaires pour exprimer l'intensité de ce qu'ils ressentent. Cela peut survenir plus loin quand Albert connaît sa première expérience sexuelle en pages 67 & 68. Page 100, il découvre une autre planche sans mot, Albert allongé sur le dos profitant du moment présent, de la sensation de bien-être et même de bonheur. Le lecteur ressent cette sensation et se retrouve à sourire doucement de contentement. Page 80, un monsieur bedonnant promène son chien sur la plage : sympathique, évident de naturel, mais qu'est-ce que ça vient faire là ?
C'est un peu la question que le lecteur finit par se poser. La narration visuelle est douce empathique, les personnages sont sympathiques et complexes. La narration visuelle lui permet de se promener : sur une plage sans personne, dans des intérieurs de résidence secondaire, dans un magasin d'alimentation général, à vélo au beau milieu d'une route de campagne déserte, dans une vieille grange immense servant d'entrepôt à des meubles, etc. Le lecteur apprécie ce moment hors du temps, de jeunes hommes tout juste adultes, livrés à eux-mêmes dans une station balnéaire en arrière-saison, les rues étant vides, les habitants très peu nombreux et comme inexistants, car les jeunes gens ne les croisent jamais. Le récit devient à la fois une histoire alternant les environnements, et presque un huis-clos entre une demi-douzaine d'individus, car il n'y a pas de petits rôles et très peu de figurants. Dans un premier temps, le lecteur est donc séduit par ce supplément de vacances hors du temps et de l'agitation du monde, puis par le mystère d'Odette, cette jeune femme qui n'a pas froid aux yeux, tout en en ne semblant pas fréquentable. Puis il se retrouve happé par le chantage que subissent les trois jeunes gens. Il se prend au jeu de l'intrigue, pour savoir si les trois jeunes hommes s'en sortiront. Il apprécie l'approche naturaliste de l'auteur : le récit ne verse pas dans le roman d'aventure, ni dans le mélodrame. Il n'y a que l'histoire personnelle d'Odette et celle d'Edmond qui sont un peu appuyées, tout en restant plausible, et peut-être que celui qui les évoque n'est pas forcément entièrement fiable.
Au fur et à mesure des séquences, l'auteur oppose donc la jeunesse tranquille et assurée d'Albert, Édouard et Francis à celle d'Edmond et d'Odette, la vie bien rangée des parents des trois jeunes gens, à celle bohème de l'autre trio. D'un côté des vies qui semblent bien tracées dans la société, de l'autre des vies en marge de la société, du mauvais côté de la loi. Dans la dernière case, apparaît le A de l'anarchisme, seule échappatoire possible pour des individus refusant le carcan de la norme sociale, ou dont l'histoire personnelle ne leur permet pas de s'y conformer, en tout n'ayant aucune intention de l'entretenir, de la perpétrer. La situation échappe à une dichotomie simpliste, grâce au personnage d'Albert. À travers une scène terrifiante, l'auteur fait apparaître le prix que le jeune homme a à payer pour faire partie de la bonne société, la réalité des leçons à recevoir, à subir, à endurer, auxquelles se plier pour rentrer dans le moule. Le lecteur peut supposer qu'il en coûte autant, d'une autre manière, à Édouard et à Francis. Le récit sort alors d'une vague virée plus ou moins romanesque dans l'illégalité, pour une représentation plus nuancée et plus sombre des dessous de l'humanité, chaque personnage étant tout aussi façonné par les lois systémiques de la société, par les traumatismes historiques (par exemple seconde guerre mondiale) dont les séquelles sont encore des plaies ouvertes faisant souffrir les individus.
Pascal Rabaté propose un récit naturaliste entre thriller, polar et chronique sociale. Il installe très élégamment les circonstances : l'année, le lieu, l'époque, la classe sociale des personnages, tout cela façonnant l'intrigue de manière organique, à l'opposé d'un mécanisme d'intrigue artificiellement plaqué sur un contexte sans incidence. Le lecteur est touché par la jeunesse des personnages, leurs choix, leur conformisme ou leur esprit de rébellion, de refus, le rôle et la place dans la société qui leur ont été attribués d'autorité, les cantonnant d'office à une vie ou à une autre. La narration visuelle est d'une rare élégance, évidente de bout en bout en bout, douce et consistante. L'histoire révèle progressivement ses saveurs sociales, peut-être pas assez affirmées, un peu en retrait de l'intrigue, empreintes d'une fatalité qui semble attribuer un monolithisme à la société française établie de l'époque, une société de plomb figée, plus une exagération qu'une réalité.