La trame du scénario reste classique : le beau Stel fait une fixation sur la belle Atana, qui joue l'Anima de service, et il cherche à la rejoindre par tous les moyens. Dit comme ça, on a envie de se demander s'il n'y a rien d'intéressant à la télé, plutôt. Sauf que, comme chez tous les grands créateurs, c'est le traitement artistique, et pas le synopsis qui fait de cet épisode un album ébouriffant.

Cet argument est de plus en plus traité sur le mode initiatique-ésotérique. On rappelle que toute la série joue sur le Jardin d'Eden (Edena), avec un Dieu créateur et plutôt sympa (Burg, qui laisse leur liberté de choix à Stel et Atana, quitte à ce qu'ils fassent des bêtises), et un Principe du Mal reptilien-lézard, la Paterne, qui n'a pas du tout envie que ses enfants grandissent, se différencient, accèdent à la sexualité et vivent en pleine liberté. La Paterne, de fait, règne sur une foule de clones unisexe (ils s'appellent tous "Monsieur"; entre eux), complètement isolés du contact charnel avec l'air, l'eau, le ciel, les animaux, les nourritures naturelles, les plaies, bosses et jouissances de la vraie vie. La Paterne, à la fois Diable-Serpent de la Genèse et Dieu-Saturne dévorant ses enfants pour maintenir son propre pouvoir, favorise pourtant la quête d'Atana par Stel, afin de les anéantir plus commodément lorsqu'ils seront réunis. Mort à la Différence !

On remarque donc que la Paterne ne décalque pas totalement le Serpent de la Genèse : ce dernier incitait le couple à manger du fruit de l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, et, ici, ce serait plutôt le contraire : moins les gens en savent, plus ils sont aptes à tomber sous la dictature de la Paterne. On gagnera à faire une lecture politique très actuelle de ce principe fondateur.

L'ésotérisme bon teint marque le récit. "Sra", ce monosyllabe bizarre du titre, est censé être un nom de lieu. Mais, vers la la fin, on se rend compte qu'il s'agit de lettres faisant partie d'une phrase ayant un sens dans l'histoire. Cette utilisation de lettres ayant un sens intime pour Stel ressemble aux traitements mystico-ésotériques des textes sacrés dans de nombreuses religions (chrétienne, judaïque, hindouiste...). Quête du sens, quête des mots. Le sens se dévoile quand on fait face à sa destinée.

Le Tarot est aussi de la partie : Moebius met en scène les deux premiers Arcanes Majeurs en une image de synthèse, page 15 : la Papesse (Arcane 2 - les puissances féminines intimes de la gestation à long terme, fécondité, intuition, maturation secrète) se fige dans la posture et avec le matériel du Bateleur (Arcane 1 - Ouverture à toutes les possibilités, début de quête, innocence juvénile, débrouillardise...). Cette même page énonce quel est le moteur mystique du récit : la tension qui résulte de l'éloignement entre le Masculin et le Féminin.

Outre le traitement ésotérique-mystique du scénario, Moebius crée un labyrinthe onirique : tout l'album est constitué de rêves emboîtés que fait Stel, un peu comme dans "Inception", et on finit par ne plus trop s'y retrouver dans l'ordre des emboîtements. Souvent, on voit Stel en train de rêver, allongé sur diverses surfaces en prélude à de nouveaux rebondissements de l'action, mais on a du mal à identifier les rêves de base, ceux dans lesquels les autres rêves ont pris racine et arborescence. D'autant qu'à la fin du tome précédent, Stel était déjà envoyé dans un monde de rêves par La Paterne, qui lui avait découpé la calotte crânienne. Et ici, bernique ! Si tu cherches ce motif du crâne découpé pour te repérer et dire : "Bon, là, on est dans le niveau du rêve de base", tu n'y trouveras aucune allusion. En plus, il arrive que Stel revienne dans un niveau de rêve précédent, et tout cela fait un beau tricot onirique que les amateurs d' "Inception" se réjouiront à défaire maille par maille..

Un sommet d'efficacité graphique et chromatique est atteint. On croyait qu'il n'était pas possible de faire mieux que dans les tomes précédents, eh bien, si ! Des créatures aux formes étranges pullulent (les hilarants et agaçants "hypototems", boules bleues volantes munies de visages et récitant des textes administratifs particulièrement déprimants, comminatoires et ennuyeux), des paysages qui parlent à l'Inconscient cent fois mieux que n'importe quelle introspection psychanalytique (le désert dénudé et absolument plat de la planche 1, marqué par un arbre où se perche un rapace en forme de flamme inversée, et un curieux poteau sommé d'un objet en forme de sèche-cheveux marqué des lettres "FC"; le vert intense du monastère de Sra (page 10), où circulent d'étranges "moines" (?) revêtus de robes symboliquement ornées, et coiffés de hauts bonnets d'où émergent une ou plusieurs branches chantournées).

La gullivérisation (chère à Gilbert Durand) intervient à plusieurs reprises : Stel est un géant parmi des créatures beaucoup plus petites (pages 24 à 26, 30-31). Le jeu entre différents styles graphiques aide à distinguer certains niveaux de rêve : page 26, la platitude idéale et enfantine du dessin 2D contraste avec le rendu de la 3D en bas de la même page. Le clonage obsessionnel de certaines formes, et la parfaite rectitude linéaire de paysages supposés être naturels parle aux fantasmes enfantins du lecteur (page 32); les verticales vertigineuses de la page 40 conspirent avec un festival de couleurs pures et lumineuses (pages 40 à 46) à nous réinsérer dans cette violence des premières sensations de la vie, de même que dans la surréalité de ces paysages dont témoignent certains rescapés de l'au-delà.

On reconnaît aisément l'héritage du Pop Art des années 1960-1974 dans le délire des formes et des couleurs. On s'en convaincra page 23. De nombreux mots techniques (qui ont dû ravir Jodorowsky) tentent de camper une univers avec d'autres règles que dans le nôtre : "archose", tantrelle", "hypototem", "psynergie", "truum", "brousiner", "acarbo", "choute", "crouzz"...

Tant d'art concentré, et avec tellement d'efficacité, inspire le respect !
khorsabad
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le 1 mars 2015

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khorsabad

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