De 2004 à 2007, Geof Darrow a publié 7 numéros d'une série intitulée "The shaolin cowboy". Ces épisodes ont été écrits, dessinés et encrés par Geoff Darrow, avec une mise en couleurs réalisée par Peter Doherty, Lovern Kindzierski et Alex Wald.
A une époque indéterminée (fin du dix-neuvième siècle ?), un cowboy progresse dans un désert de sable non identifié, à dos d'âne. Le cowboy ne porte pas de nom, l'âne s'appelle Lord Evelyn Dunkirk Winniferd Esq. the Third. Le cowboy ne parle quasiment pas ; l'âne est intarissable, un vrai moulin à paroles. Dans ce désert, ils tombent face au gang (très nombreux) du Roi Crabe. Ce dernier explique au cowboy pourquoi il lui en veut, avant un affrontement d'anthologie.
A la suite de ce combat dantesque, le cowboy poursuit sa route, et aperçoit un enfant tout juste en âge de marcher, aux 2 mains ensanglantées. Alors qu'il s'en approche 3 démons surgissent des sables, et celui en forme de squelette attaque le cowboy. Au cours de cet affrontement titanesque, un énorme dinosaure se soulève des sables ; il porte une ville fortifiée sur son dos. L'âne progresse sur son dos vers les portes de la cité en protégeant le bébé, alors que le combat entre la tête du squelette et le cowboy se poursuit dans les entrailles du mastodonte.
Geoff Darrow est connu pour avoir illustré 2 récits écrits par Frank Miller : Hard Boiled et The Big Guy and Rusty the boy robot (en anglais). Il a également travaillé avec les frères Wachowski comme concepteur graphique sur la Trilogie Matrix et sur Speed Racer. Il réalise des dessins avec un niveau de détails obsessionnel.
Au cours de ces 7 épisodes, Shaolin cowboy se bat contre un tel nombre d'adversaires qu'il finit par s'agir d'une armée de belle taille, avec des mouvements de plus en plus impossibles, et des armes qui laissent songeur. L'histoire se termine sur un suspense non résolu. Une bonne partie de l'action se déroule dans un désert de sable, avec quelques formations rocheuses, ce qui chez un autre dessinateur aurait été la marque d'une paresse, pour ne pas avoir à dessiner de décors.
Pour le lecteur qui a déjà lu du Geoff Darrow, il sait qu'il va trouver des cases bourrées à craquer de détails, des combats très brutaux et une forme discrète de second degré. Dès la première page (un dessin pleine page du désert vu du ciel), Darrow prouve par l'exemple son obsession du détail. Les formations rocheuses ne sont pas vaguement esquissées à grands traits, mais chaque excroissance, chaque plissement est marqué par un trait fin. Les nuages sont également représentés avec minutie. Il est possible de distinguer chacun de la dizaine de volatiles évoluant dans le lointain.
Il en va de même pour les personnages. La présentation des membres du gang du Roi Crabe s'étale sur 10 pages (avec un découpage très inattendu), détaillant des dizaines d'individus chacun avec une morphologie et une tenue vestimentaire différente, et dessinée avec précision.
Tout au long de ces 200 pages, le lecteur peut donc se repaître de dessins très denses en informations visuelles, jusqu'à satiété. Ce qui est proprement incroyable, c'est que malgré la profusion de détails minuscules, chaque case reste immédiatement lisible. La composition de chaque case a été conçue de telle sorte à ce que les principaux éléments soient immédiatement assimilables par le lecteur.
Lors d'une séquence, le cowboy éventre un requin à l'aide d'une tronçonneuse, et tous les objets contenus dans son ventre s'éparpillent dans sa trajectoire. Il doit y a avoir plusieurs centaines d'objets de petite taille. Si le cœur lui en dit, le lecteur peut prendre le temps de tous les observer. Il aura la surprise de tous les reconnaître, sans difficulté. Le seul défaut mineur dans la représentation des objets éparpillés (dans cette scène comme dans d'autres) réside dans le fait que Darrow les répartit de manière uniforme sans tenir compte des irrégularités dans le mouvement (ou ailleurs dans le relief).
Pour pouvoir apprécier cette approche graphique, il faut donc que le lecteur ait un goût pour cette interprétation obsessionnelle de la réalité. Il faut également qu'il ait un goût pour la violence, ou en tout cas qu'il soit capable de l'apprécier comme un facteur de divertissement. Le cowboy shaolin se bat pour défendre sa vie, avec des armes à feu ou des armes blanches. Il tue sans remord, tranche sans pitié et perfore sans regret. Le sang gicle, les membres tombent, les tripes se retrouvent à l'air. Geoff Darrow chorégraphie et les affrontements et réalise de magnifiques séquences très cinématiques. C'est un rare plaisir que de pouvoir découvrir des séquences aussi minutieuses et aussi intelligentes dans la conception de leur déroulement.
L'accumulation de combats magnifiques n'a rien de réaliste. Il s'agit d'un exercice de style dans lequel l'auteur prouve sa dextérité et son imagination à concevoir et mettre en scène des affrontements défiant l'entendement. Rien que pour ça, ces épisodes sont d'une qualité exceptionnelle, et constitue un divertissement de haut vol. Mais le plaisir de lecture ne s'arrête pas là.
Darrow est conscient de la nature parodique de sa narration, et il en joue. Il se permet des rebondissements qui défient l'entendement et la plausibilité. Il est impossible de croire à cette cité fortifiée perchée sur un dinosaure aux proportions gigantesques, et encore au moins au combat qui s'en suit dans ses entrailles entre le cowboy et un requin guidé par la tête d'un revenant. L'apparence du Roi Crabe dépasse aussi les possibilités de suspension consentie d'incrédulité. Aux yeux du lecteur, ces éléments participent d'une forme d'humour absurde, qui se marie bien avec les autres composantes humoristiques.
D'un côté il y a le cowboy au sérieux imperturbable, aux mots rares et pesés. De l'autre côté, il y a l'âne pourvu d'une personnalité sarcastique. Ses propos sont très drôles, et contiennent une quantité de jeu de mots impressionnante. Son débit fait un penser à celui d'Eddie Murphy, avec la même forme de moquerie impertinente. Geoff Darrow sait également manier un humour visuel assez noir. Dès la page 7, le cowboy se débarrasse des douilles vides dans son pistolet, en les faisant tomber dans la bouche ouverte de l'ennemi qu'il vient d'abattre, comme s'il s'agissait d'une poubelle ou d'un cendrier. Dans la page précédente, le lecteur remarque également qu'il peut détailler toutes les particularités du sexe de l'âne. Pour un lecteur de bandes dessinées, cette absence de pudeur de la part du dessinateur constitue également une forme d'humour, dans la mesure où il indique par là qu'il refuse de se soumettre aux règles de bienséance implicites de ce medium.
L'intrigue est donc assez mince puisqu'il s'agit pour le cowboy (bien aidé par son âne) de survivre aux attaques qu'il subit en tuant tout le monde (ou peu s'en faut), et par la suite de protéger cet étrange bébé. A l'évidence le divertissement n'est pas à chercher dans l'intrigue.
Ces 7 épisodes forment une histoire incomplète d'une rare densité narrative, du fait de dessins détaillés jusqu'à l'obsession. L'intérêt principal est donc de se repaître de ces représentations maniaques. Le plaisir provient également de la qualité exceptionnelle de la narration graphique, de la personnalité de l'âne, de l'inventivité des situations, de l'imagination débridée jusqu'à l'absurde et de l'humour (noir) omniprésent. Geoff Darrow a écrit et dessiné la suite de ces aventures hors norme : The Shaolin Cowboy: Shemp Buffet.