Cette critique concerne les 3 volumes de l'édition Futuropolis, qui eux mêmes regroupent plusieurs tomes qui sont mis bout à bout. Ma note concerne le volume 1, mais je détaille mon avis sur les autres.


Geof Darrow est un cinglé. La 4e de couverture nous le vend ainsi par ses citations d'artistes, mais c'est facile de ne pas y prêter attention à force d'être blasé par certains critiques trop dithyrambiques. Et puis on lit, et on comprend. Je suis habitué à l'absurde, Fabcaro est un de mes auteurs favoris, à l'inverse des œuvres qui font mine de se moquer d'elles mêmes pour mieux se vautrer dans leurs défauts plutôt que de les résoudre. Geof Darrow préfère jouer du mouvement qui ne s'arrête jamais, qui continue au-delà de la raison, à la manière du travelling sur l'appareil du cockpit dans Y a-t-il un pilote dans l'avion ? Ce qu'il nous présente n'est pas une intrigue : un héros asiatique, peu causant mais très fort en arts martiaux, se balade avec son mulet qui parle pour deux et des emmerdes lui tombent dessus parce qu'il a manifestement fait beaucoup de bêtises durant sa vie.


C'est une simple suite de péripéties, mais elle est ahurissante parce qu'elle transgresse toutes les règles au point que c'en est hilarant. Les règles du bon goût déjà, la BD étant peuplée de toutes les saletés qui peuvent exister, présentées sous leur plus mauvais jour. Par exemple la case de présentation du mulet nous laisse une large ouverture sur ses parties, tandis qu'on a un art du cadrage en gros plan sur des éléments peu glamours. Les règles de bonne durée ensuite, les séquences pouvant continuer bien au-delà de ce que l'on aurait supposé être une limite. La dose de violence est aussi poussée jusqu'au ridicule : beaucoup d'auteurs misent dessus mais peu arrivent à rendre ce dispositif aussi amusant par son exagération. Et surtout, Geof Darrow a une maniaquerie incroyable en terme de dessin qu'il prend le plus grand soin à dévaloriser autant que possible. Il peut te dédier toute une double page à l'ouverture d'un combat de Kung-Fu dantesque entre le Shaolin Cowboy et un crabe, mais reléguer les belligérants au coin inférieur gauche pour étaler sur toute la page de droite les bourrelets couverts de mouches d'un spectateur anonyme. Il est comme ça Geof, il passe un temps absolument fou à dessiner un nombre incalculable de détails mais ensuite il fait en sorte que ce soit le moins intéressant possible, parce que ça fait partie de la blague. Ce n'en est pas moins impressionnant, il y a des cases qui ont une gueule monstre, on ne dénote aucun copié-collé dans les innombrables figurants et les arrière-plans ne sont jamais vides. Conjuguez cette maîtrise avec tous les éléments trash que j'ai évoqués plus haut et vous obtenez un résultat aussi beau que du Fantasia réalisé par Troma.


Cette merveille de volume 1 est le meilleur des 3 et contient tout ce qui caractérise la série : une écriture ciselée magnifiée par la traduction de Lorraine Darrow (sauf pour le check qui a été traduit chek, ça c'est très très grave), un héros qui ne parle presque pas pendant que tout le monde jacte à sa place, un déluge de violence qui provoque des réactions hallucinées, une mise en page qui pousse les potards de l'absurde au maximum et une immense satisfaction devant un délire comme on en croise peu. Mon 9, il est pour lui.


Passons maintenant au volume 2, qui est innotable. Il débute par un résumé incroyable qui ressuscite l'âge d'or des parodies pétées des forums de fan-fictions. Une merveille de non-sens qui fait rire par sa simple taille, avant même de commencer la lecture. Puis le "vrai" récit se lance, et on le finit plus vite qu'escompté. Il faut se rendre à l'évidence : on s'est fait prank. Son tome est une arnaque pour la blague, ce qui est encore plus fou quand on sait que dans son format original il était divisé en 4 tomes, et que certains ont donc acheté chacun des 4 tomes en espérant que ça irait mieux. Je ne peux guère détailler la chose, mais Geof Darrow a poursuivi une de ses blagues précédentes en poussant son absurde encore plus vers l'absurde. C'est poussé jusqu'au point de non-retour, de la mort de toute chose, de sa propre BD et de la précédente, aussi inflexible que Rorschach. C'est aussi audacieux et extrémiste que déprimant, parce qu'on a claqué de la thune là dedans. Et surtout ça annihile une blague précédente en la faisant passer pour un pet de mouche à côté de ce sommet de folie, mais ça fait très long pour une blagounette. Par contre si Geof Darrow scénariste se moque de nous, on ne peut pas dire que Geof Darrow dessinateur se paie notre fiole. Il est la première victime de son idée idiote, l'envie de consacrer des efforts surhumains pour dessiner les choses les plus inintéressantes culmine ici. On peut très bien l'imaginer passer ses nuits là-dessus en se disant "Allez encore une page, ça vaut le coup de bosser autant pour que les gens en aient marre". Un mot aussi sur la nouvelle qui termine le volume : je n'ai franchement pas accroché plus que ça. Quelques scènes sont marrantes, quelques plongées dans la psyché nonchalante du Shaolin Cowboy sont drôles, mais c'est pas si fantastique que ça.


Il ne reste plus que le volume 3 pour terminer en beauté. On y retrouve la verve du volume 1 qui fait tant plaisir, mais on en reprend aussi trop de choses. Le retour d'un personnage amène une répétition qui n'est pas assez idiote pour faire rire comme peuvent l'être d'autres choix kamikazes des débuts, on perd la fraîcheur de la découverte faute d'une orientation vraiment différente, donnant l'impression que The Shaolin Cowboy aurait peut-être gagné à s'arrêter au volume 1. Sans doute aussi qu'il y a trop de blagues sur la génération accro aux réseaux sociaux et aux smartphones, ce sont les mêmes qui finissent par tourner en boucle. Néanmoins on s'y amuse malgré tout énormément. Le changement de lieu y fait beaucoup : on arrive dans une ville, ce qui permet au sens du détail de Geof Darrow d'exploser. On se croirait dans Transmetropolitan, à chaque case il y a une connerie à découvrir entre les chats fumeurs, les ptérodactyles qui se disputent un bébé ou une fille qui se fait défenestrer dans l'indifférence générale. La crasse est encore plus poussée que dans les volumes précédents, la moitié des personnages a des croix gammées sur tout le corps tandis que l'autre moitié est trumpiste, et tous sont sapés comme pour jouer dans Street Trash. Par contre on constate aussi que l'auteur n'a rien à péter des faux raccords, amusez vous à comparer les lieux d'une case à l'autre et vous verrez, c'est difficile de savoir si c'est voulu ou pas tant c'est flagrant. En tout cas le volume donne quand même bien la patate et ses combats surréalistes sont très bien représentés, c'est un plaisir.


Je ne saurai vous dire s'il vous faut absolument la totalité des écrits du Shaolin Cowboy, mais le volume 1 est une tuerie immanquable pour tout amateur de trash et d'explosion de limites.

thetchaff
9
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le 18 nov. 2020

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