Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Lauriane Chapeau pour le scénario et Loïc Verdier pour les dessins. La mise en couleurs a été réalisée par Chiara Di Francia, Arancia Studio et Loïc Verdier. Il comprend cent pages de bande dessinée.


Sur les quais de la Nouvelle Orléans en 1917, Gustavo & Antonio deux frères métisses, discutent avec Herb derrière une palissade : ils sont en train de lui refourguer une caisse d’alcool de contrebande. L’acheteur hésite, mais les deux frères goûtent la camelote devant lui, ce qui l’incite à le faire également et il en est convaincu. L’affaire conclue, il indique que c’est la première fois qu’il vient dans cette ville et qu’il aimerait s’amuser un peu. Un copain lui a conseillé de se rendre à Storyville pour trouver des filles. Les deux frères lui recommandent l’établissement Make Love To Me. Après le départ de l’acheteur, ils rentrent chez eux, un pavillon du quartier Storyville. À l’intérieur, la mère Dolorès appelle sa fille Santa Maria Del Sol pour qu’elle vienne l’aider à la cuisine. Celle-ci interrompt ses caresses intimes, et descend rapidement. Les deux frères arrivent et tout le monde passe à table, la mère exigeant le silence pendant que chacun apprécie le repas. Après elle demande à ses fils quelle est la bonne nouvelle qu’ils voulaient annoncer. Ont-ils trouvé du travail ? L’un d’eux jettent une liasse de billets sur la table : ils ramènent de l’argent ! La mère intime à sa fille de monter dans sa chambre et elle exige ensuite que ses fils lui disent comment ils ont gagné cet argent.


Quelques instants plus tard, Gustavo et Antonio discutent sur la véranda, et Santa Maria descend discrètement par la balustrade. Elle demande à Gustavo qui est cette Nina dont il parlait. Elle finit par comprendre que cette femme travaille pour Madame Lala, au Make Love To Me, en tant que prostituée. Elle leur demande comment c’est là-bas, mais ils refusent de répondre, et elle est appelée par sa mère pour faire la vaisselle. Un peu plus tard dans la journée, elle accompagne sa mère faire les courses chez l’épicier. En chemin, elles passent devant l’église et Santa Maria discute avec Trevor en train de repeindre la clôture, pendant que sa mère continue pour aller chez l’épicier. La jeune fille demande à son ami s’il est déjà allé en maison close, s’il a déjà vu un minou, et elle finit par le traiter de puceau. Sur ces entrefaites, le révérend sort de l’église et demande à la jeune fille de laisser Trevor travailler. Elle va rejoindre sa mère, portant un panier vide à chaque main. Elle aperçoit ses deux frères sur le trottoir devant elle et elle décide de les suivre. Elle a deviné juste : ils se rendent à la maison de joie. Elle voit Quinn, une femme un peu âgée en sortir avec sa valise à la main. Elle l’aborde pour savoir si elle travaille ici. La prostituée lui répond : jusqu’à ce matin, mais ils ne veulent plus d’elle. Sa mère passe l’angle de rue et interpelle sa fille. Dans une chambre, Gustavo est persuadé d’avoir entendu la voix de sa sœur dehors.


Une histoire qui débute sur de bien étranges prémisses : une adolescente vierge de dix-sept ans qui va travailler dans une maison close. Le lecteur pense un moment à Miss Pas Touche (2006-2009) de Kerascoët & Hubert Boulard, mais ici l’héroïne assure des tâches domestiques, sans que les clients ne puissent acheter ses services. Le titre désigne un quartier historique du centre-ville de la Nouvelle Orléans, passé à la postérité pour avoir abrité des activités liées à l’alcool, au jeu et à la prostitution. Santa Maria Del Sol appartient à une famille de métisses dont le père a disparu, il n’est même pas évoqué, avec deux frères plus âgés et une mère qui ne travaille pas. Elle éprouve une forte curiosité pour une maison close appelée Make Love To Me, tenue par Madame Lala. Cette curiosité est entretenue par le mystère des activités qui s’y déroulent à l’intérieur et par le mélange d’interdit et d’attraction qui l’entoure, ainsi que par l’évidente satisfaction de ses clients, à commencer par ses propres frères. Un concours de circonstances va l’amener à pénétrer dans cet établissement avec le projet d’assassiner Madame Lala. Elle va se heurter au principe de réalité de plein fouet, tout en générant une forme de compassion chez les prostituées et chez Madame Lala. Finalement embauchée, elle côtoie les prostituées, papote avec ces nouvelles collègues, et elle devient le témoin de quelques pratiques tarifiées. La situation se complique pour elle entre Trevor son amoureux, et le vicomte le propriétaire du clandé.


Avec un tel fil conducteur, le lecteur s’attend à une histoire assez glauque : des prostituées mal traitées, un quartier mal famé avec des trafics crapuleux, un racisme latent, une mainmise par le crime organisé, un environnement dans lequel une oie blanche n’a aucune chance. Fort heureusement, les dessins s’éloignent d’un style réaliste, avec une forme de description simplifiée, d’exagération dans la forme humaine, et un jeu d’acteurs parfois un peu surjoué pour donner plus de personnalité aux protagonistes. Dans les décors, le lecteur sent bien que l’artiste s’est inspiré de documents historiques pour reproduire le quartier de Storyville : les quais avec les bateaux à la forme caractéristique de cette époque et de cette région du monde, ainsi que l’animation pour gérer les marchandises, le quartier animé avec les constructions en dur, les immeubles de quelques étages et les balcons typiques, le quartier populaire avec ses maisons en bois et sa population métisse, le bayou avec son ponton de bois et sa végétation luxuriante, et bien sûr la maison close avec ses différentes pièces. Au vu du sujet, le lecteur est conscient de sa curiosité de voyeur : il regarde donc le monumental hall d’entrée avec ses tapis, son piano, son lustre, son ventilateur, les poutres apparentes, les canapés et les fauteuils, et ces dames qui attendent le client. Lors de la première visite de Santa Maria, il regarde comme elle plusieurs chambres avec leur décor, la forme du lit, les accessoires dont l’indispensable broc d’eau pour la toilette intime. Il regarde avec la même curiosité l’aménagement du bureau de Madame Lala. Il se rend compte en se familiarisant avec les lieux, que l’éclairage diffère d’une chambre à l’autre. Il découvre le dortoir des filles, la salle de bains commune avec ses baignoires. Il prend le temps d’apprécier la décoration particulière imaginée et réalisée par ces dames à l’occasion de Mardi Gras, à base de vulves.


L’artiste joue avec la forme humaine pour mieux faire ressortir l’état d’esprit de chaque personnage, son humeur. Ce choix se manifeste dans des visages aux traits souvent simplifiés, aux formes des yeux très malléables, aux silhouettes soient étirées, soit gonflées, aux pieds un tout petit peu trop effilés, aux gestes un tout petit peu caoutchouteux. Ces libertés par rapport à l’anatomie rigoureuse apportent un peu plus de vie dans les individus, les rendant plus sympathiques, sans être enfantins : leurs émotions sont ainsi plus apparentes et plus honnêtes, sans être infantiles ou naïves, en restant très adultes. Ce mode de représentation renforce l’empathie du lecteur pour les personnages, tout en tentant la réalité à distance, juste ce qu’il faut pour que la sensation de voyeurisme soit évitée. Les relations sexuelles sont représentées, y compris quelques pratiques moins conventionnelles, sans devenir pornographiques, l’érotisme y étant également absent, parce qu’il s’agit de personnages de papier. Le dessinateur parvient ainsi à éviter des descriptions trop réalistes qui seraient glauques, mais aussi à éviter une narration visuelle qui serait édulcorée, qui évoquerait les services des prostituées soit de manière inoffensive, soit de manière ludique.


La jeune Santa Maria Del Sol passe par une première phase de curiosité dévorante quant au plaisir dispensé dans l’établissement tenu par Madame Lala, puis par une phase de haine envers cette femme, pour enfin pénétrer dans cette entreprise et y être employée. La toute jeune femme exerce un autre métier que celui de prostituée, restant inaccessible aux clients, portant un regard différent sur ce métier, entre ingénuité et perspicacité. L’histoire devient celle de l’éveil de ces professionnelles, prenant conscience de ce qu’elles apportent à la société, et en particulier d’une facette de leur savoir-faire qu’il est possible de valoriser de façon disruptive dans la société de l’époque. Le lecteur se sent porté par cet espoir de changement, d’évolution positive. Dans le même temps, la scénariste ne donne pas dans l’angélisme. En arrivant devant l’établissement Make Love To Me, la jeune fille croise une prostituée dont la direction se sépare pour cause de date de péremption dépassée. La tolérance dont bénéficie cette maison découle des agissements de monsieur Williams surnommé le vicomte, qui dispose d’un flair politique qu’il met à profit pour se concilier les bonnes grâces, ou plutôt la protection de notables et responsables qu’il a su impliquer. Aucune des prostituées n’a choisi son métier par vocation, encore moins par plaisir. Le comportement de certains clients nécessite l’intervention de Johnny, métis à la carrure et à la musculature imposantes. Les maladies vénériennes peuvent s’avérer mortelles. Les ligues de vertu manifestent leur désapprobation publiquement dans la rue. Le risque de maltraitance de ces dames reste présent. La violence physique peut s’exercer de plusieurs manières.


Les auteurs plongent une jeune femme vierge dans la vie quotidienne d’une maison close, à une époque précise, dans un quartier identifié. La narration visuelle se tient en équilibre entre l’exagération et des éléments réalistes, tenant ainsi à distance le voyeurisme et le misérabilisme, avec des personnages expressifs, tout en montrant les contraintes sociales et le quotidien du métier. L’histoire parvient à un aussi bon équilibre entre l’entrain et l’optimisme de la jeunesse, et le principe de réalité d’une telle forme d’entreprise dans une société dont la tolérance a ses limites. Très réussi.

Presence
9
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le 27 avr. 2024

Critique lue 10 fois

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