Stratos est une de ses bandes dessinées datées aux tics post-punks qu'on imagine sans problème publiées par Metal Hurlant ou un de ses nombreux épigones. Toutefois, si l'on n'a pas l'oeil désabusé du pseudo-historien de la bd, on peut croire qu'on a affaire à une œuvre d'actualité. La grande qualité de Prado, ici, est à mes yeux d'être absolument visionnaire sur le fond tout en pratiquant une esthétique très ancrée dans le début des années 80.
Les histoires font huit planches maximum et décrivent une société mêlant URSS (pour le Plan général) et capitalisme néo-libéral. C'est sur ce second aspect que Prado est très fort:
- la première histoire traite de licenciements massifs dus à des délocalisations
- la seconde montre un couple pour qui le plus important est de toujours bénéficier d'un crédit (plus important que l'amour, le confort, la jouissance de son corps...)
- les multinationales ont remplacé les états mais (contrairement au cyberpunk classique) les ont conservé comme paravent.
- les données (traitées par des ordinateurs) sont reines, et nombreux sont les personnages discutant avec leurs indispensables conseillers numériques.
- les tâches sont automatisées jusqu'à faire des médecins de simples exécutants des ordinateurs.
- les loisirs consistent à aller dans un tiers-monde dévasté pour voir des indigènes fabriqués de toute pièce.
Les classes sociales sont hermétiques, mais cette société n'est pas immobile; on verra au cours du recueil le monde changer du tout au tout pour parvenir dans l'avant-dernière histoire à une situation d'un plus grande classicisme cyberpunk. Les dernières planches sont réservées à une mélancolie qui est l'autre ingrédient inattendu de l'œuvre.
Au cours de ma lecture plutôt historienne, j'ai été sidéré par le nombre d'annonces, soit de notre monde contemporain, soit d'œuvres sorties depuis (une histoire est quasiment identique à une partie des Falsificateurs de Bello) et par les petites notations très justes. On ne peut reprocher à ces histoires que leur aspect malgré tout décousu (même si elles sont finement liées par des personnages) et quelques facilités "exubérantes", notamment dans tout ce qui touche au sexe.
Le style graphique est un beau noir et blanc très crayonné; je ne vois pas à qui le comparer à part Serpieri. Le style de Prado s'est depuis épuré, mais son sens de la figure humaine légèrement caricaturale est déjà là.
Pour finir:
"Tu regardes la chaîne 32, chéri?
- Mouais.
- Tu as vu ce joli petit berceau? On pourrait aller se l'acheter en bleu.
- Mais... on n'a pas d'enfant... ni l'autorisation d'en avoir.
- Mais en bleu, ça ferait très joli dans la petite chambre.
- Oui, c'est vrai
- Et ce voyage à Kaboul?
-Où ça se trouve?
- Euh, chais pas.
- Il faut demander un crédit spécial. Je crois qu'ils ont dit ça. On pourrait aller faire la demande et acheter le berceau.
- D'accord."
Je ne suis pas sûr que ce dialogue soit encore de l'anticipation...