Sunny n’est pas le nom du gamin en couverture du bouquin. Mais, comme la douzaine d’enfants dont Taiyou Matsumoto raconte ici le quotidien, Sunny a été abandonnée. Jaune et jolie, Sunny est une Nissan (on dit Datsun au Japon) qui croupit dans le jardin d’un foyer pour orphelins. Usée, rongée par la rouille, l’ex-symbole du Japon triomphant connaît pourtant une seconde jeunesse depuis que les enfants en ont fait leur base secrète. La voiture devient une machine à remonter le temps, une planque où les mioches rangent leurs magazines cochons, un boudoir où ils confessent leurs secrets les plus précieux. Surtout, la petite berline est un bouclier qui protège ses visiteurs du monde réel, le temps d’une escapade sur la Lune, d’une course-poursuite ou d’un retour fantasmé à la maison. La dernière fois que Haruo est mort, c’était là, au volant, une balle dans le buffet, abandonné aux coyotes sous un soleil irradiant. Avant de se faire engueuler et de rentrer illico au foyer…
Comme ses copains, Haruo ne voit plus ses parents. Certains sont orphelins, d’autres ont été abandonnés. Le plus souvent, les raisons de leur arrivée ne sont pas explicitées. Pas besoin. Taiyou Matsumoto écrit à hauteur d’enfant. Sans jugement ni pitié. Son manga s’ouvre sur l’arrivée de Sei, que sa mère vient déposer au foyer. Binoclard caché sous une casquette de base-ball, Sei à droit à une visite guidée par les autres gamins. Le coin télé, le clebs qu’il faut sortir et Taro, le colosse qui trône, torse poil, dans le jardin - et dont on ne saurait trop dire s’il s’agit d’un encadrant ou d’un enfant qui a grandi trop vite… Sinok au pays des enfants perdus. Une fois dans la voiture, à l’abri, Sei ouvre enfin la bouche : «Je ne vais pas rester longtemps ici… Je vais rentrer chez moi.» Ricanements des autres, qui lui assènent la vérité brute : «Toi, t’es en plein délire. Tu ne rentreras pas chez toi puisque tu as été abandonné.»
Toute la tendresse que le mangaka éprouve pour ces gamins ne l’empêche pas de montrer les choses franchement. Haruo est turbulent, insoumis, bagarreur. Un cauchemar de prof. «Si je reste trop longtemps avec les enfants des maisons, j’étouffe», balance-t-il avant de sécher les cours. Les enfants des maisons, ce sont les gamins normaux, ceux avec des parents, une chambre. Haruo, lui, en est réduit à se shooter à la crème Nivea, précieuse relique de sa mère. On n’est pas encore chez Dickens, mais ça ne rigole pas tous les jours.
Dans une interview à l’excellent magazine Kaboom, Matsumoto expliquait pourtant avoir adouci son récit. L’auteur a grandi parmi ces gamins, dans ce foyer. Il connaît. Et tout n’était pas bon à montrer. Pas parce que c’est tabou, mais parce qu’il ne voulait pas noyer son manga sous des litres de pathos dégoulinant. Aujourd’hui âgé de 47 ans, Matsumoto confesse que s’il avait le même tempérament que Haruo, il s’est créé un double au foyer : Junsuke. Le premier visage qui apparaît au lecteur. Une tignasse a faire frémir un peigne, la morve collée au nez et un harmonica qui semble crisper tous ceux qui l’entoure, au point que Junsuke devient le bouc émissaire tout désigné dès que quelqu’un a fait une connerie.
Le gamin aime maladivement les choses qui brillent, les billes, les baguettes décorées. A l’école, on lui a attribué le statut de membre honoraire du club des retardés, «une espèce de classe spéciale pour les petits champions des imbéciles». Un endroit à part, où les adultes ne s’encombrent pas du sort de ceux qui sont trop à la traîne. Comme les autres gamins du foyer, Junsuke est seul au milieu de la foule et souffre du manque d’attention des adultes. Si le récit de Matsumoto virevolte d’un gamin à un autre, les figures d’autorité restent, elles, à distance. On ne les croise qu’au détour d’une pièce, sans saisir une discussion en entier. Incarnation de cette absence de communication autre que bassement pratique (qui a bouché les toilettes ?), le directeur du foyer passe ses journées engoncé dans une chaise longue comme Dracula dans son cercueil.
Reconnaissable entre mille, la patte de Taiyou Matsumoto est ici sur la retenue. Précise et mélancolique. Le trait vibrant et survolté du Samouraï bambou ou de Ping-Pong s’apaise, les lignes moébiusiennes de Number Five sont cadrées par un récit très terre-à-terre. De la même manière, l’énergie primale qui habitait Amer Béton, sa série la plus connue en France, semble domestiquée. Sunny finit d’établir Matsumoto comme un auteur précieux, empruntant au manga ses méandres créatifs et industriels pour bâtir une œuvre atypique. Signe des temps, il a été retenu sur la shortlist des auteurs qui peuvent décrocher le grand prix du Festival d’Angoulême 2015.