Comme le titre l'indique, ce tome est le troisième de la série, et il vaut mieux avoir lu les 2 premiers avant. Il est initialement paru en 2015, sans prépublication en épisode mensuel, écrit, dessiné, encré, et mis en couleurs par Stjepan Šejić, qui a également effectué le lettrage (oui, il a tout fait).


Anne (l'artiste tatoueuse) est en train de préparer le motif pour le dos de Cassie (diminutif de Cassandra). Elle en profite pour surfer sur internet et regarder les images que remonte une recherche sur les pratiques BDSM (Bondage, Domination, Sado-Masochisme). N'étant pas préparée, elle reste perplexe quant à ce qu'elle peut voir. Ayant reçu le dessin du complexe motif de tatouage, Cassie en discute avec Lisa, avec qui elle est en train de papoter. Cette dernière accepte de l'accompagner le samedi suivant pour la première étape du tatouage.


Lisa rentre chez elle, et se prépare pour aller chez Allison Carter, en revêtant une tenue appropriée. Avant de sortir, elle reçoit la visite de Mike Williams, son frère, dont le couple bat de l'aile du fait d'une communication en constante dégradation. Pendant ce temps-là, Allison (Ally) Carter l'attend de pied ferme, dans une tenue tout aussi appropriée.


Le tome précédent avait confirmé l'orientation et la teneur de ce récit. Il est question du développement d'une relation sexuelle entre 2 individus consentants, avec une approche entre sitcom et comédie dramatique. Il est également question des particularités de ces pratiques sexuelles sortant de l'ordinaire et de la norme sociale. Les 2 premiers tomes ont permis au lecteur de se faire une opinion. Soit il trouve que ces 2 jeunes femmes sont un peu cucul dans leur manière d'aborder une relation. Dans ce cas-là, il ne s'y est pas retrouvé et il a abandonné cette lecture. Soit il estime que les sentiments sonnent justes. Il reconnaît ses espoirs et ses appréhensions dans ce qu'éprouvent Ally et Lisa, et alors il est tout conquis d'avance, de savoir qu'il va retrouver leur forme de sensibilité et de doute.


Dans ce troisième tome, Stjepan Šejić poursuit dans cette voie. Ally et Lisa sont toujours des jeunes femmes, en proie au doute. Ce dernier s'applique sur leur confiance en elle, sur l'évolution de leur relation, sur l'attente de leur amie. Il y a à a fois cette volonté de plaire, cette prise de conscience du plaisir à retrouver l'autre, et cette inquiétude du changement. Il y a également cette volonté de s'engager auprès de l'autre. L'auteur montre 2 personnes qui qualifient leur relation d'amitié avec des bénéfices, c'est-à-dire des à-côtés. Il y a là une étrange transaction : Ally et Lisa ont trouvé en l'autre, une personne qui partage leur goût pour les pratiques BDSM, et cela en fait des amies. L'une adopte la position de dominée, l'autre celle de dominante, ce qui leur apporte une complémentarité permettant de pratiquer, et d'en tirer ses bénéfices induits.


Šejić rappelle que cette forme relationnelle presque contractuelle s'est bâtie progressivement au cours d''échanges par internet, pendant lesquels ces 2 femmes ont appris à se connaître. Il continue également à mettre en scène cette prévenance, expression d'un respect mutuel. Il est possible de sourire devant quelques-uns des atermoiements et des doutes, mais ils constituent également la preuve d'un intérêt réel pour l'autre, d'un souci de son bien-être. Le lecteur apprécie la manière dont chacune se montre attentionnée, s'interroge sur ce qui ferait plaisir à l'autre, sur la manière de ne pas la décevoir. À l'opposé d'une relation égocentrique où chaque partenaire ne recherche que son propre plaisir, ou à se faire valoir au travers de l'autre, il y a une volonté de prendre en compte l'altérité de la partenaire, de ne pas imposer sa façon de faire ou de penser, d'être à l'écoute, de découvrir l'autre. La volonté de bien faire peut sembler un peu naïve, mais elle est la marque d'un désir d'apporter du plaisir à l'autre. À ce stade d'avancement, Stjepan Šejić décrit une relation basée sur la confiance et le respect, un projet de vie des plus nobles, dans le bon sens du terme.


Il est possible pour chaque lecteur de se reconnaître dans cet espoir d'un amour construit sur le partage d'une passion, et un respect mutuel. De même la question de savoir s'il faut aller plus loin (envisager la vie à 2) au risque de perdre ce que l'on a déjà (une belle amitié) se pose aussi pour tout adulte envisageant la vie en couple, avec les risques que cela comporte. Il n'est pas sûr que le lecteur se reconnaisse aussi facilement dans les pratiques sadomasos. Dans ce tome, Stjepan Šejić met en scène une séance de fessée, ainsi que les particularités d'une tenue en latex, et une mystérieuse activité avec la langue qui n'est pas montrée dans le détail. Au cours de la séance de fessée, Lisa évoque son ressenti, et le plaisir qu'elle y prend (dans des cellules de texte, comprenant ses pensées), en fonction de l'outil utilisé pour la fessée. Le port de la tenue en latex donne lieu à une description des sensations, détaillées et amusantes. La pratique linguale s'achève par un zozotement persistant.


Chaque lecteur se fera sa propre opinion sur la force de conviction des arguments de Lisa, en observant qu'ils n'ont rien de ridicule, et qu'ils ne peuvent pas être balayés avec condescendance. Šejić évoque d'autres types de pratique plus répandue qui impliquent une forme de douleur consentie. C'est ainsi que Cassie se prépare pour une longue séance de tatouage (et même plusieurs) en sachant à l'avance qu'elle génèrera une forme de douleur. Le lecteur découvre également que Valerie a les tétons piercés, ce qui évoque également une forme de douleur consentie. L'auteur ne s'étend pas sur les motivations de ces dames, mais le lecteur comprend que l'objectif est de montrer que d'autres individus s'infligent de la douleur de manière volontaire.


Šejić continue de réaliser ses dessins à l'infographie. Les personnages sont majoritairement détourés avec ce qui ressemble à des coups de crayon un peu rapide, pour conserver une impression de spontanéité. Cette manière de dessiner n'est pas incompatible avec des contours précis et des éléments détaillés. L'artiste s'en donne à cœur joie avec les tenues en latex, avec la précision exquise du motif de tatouage proposé par Valerie, avec les lattes de parquet du salon de Valerie. De temps à autre, il intègre soit un personnage, soit un arrière-plan dessiné en mode hyper réaliste, pour attirer l'attention du lecteur sur cet élément, ou pour un effet comique (Ally en tenue de dominatrice, aspergée d'eau). Cette approche graphique apporte de la vie dans la représentation des personnages. Elle permet à Šejić d'exagérer des expressions de visage à des moments bien choisis, pour un effet comique réussi (Ally et les cheveux en bataille après avoir récupéré le chat).


De séquence en séquence, le lecteur observe que certaines ne sont constituées que de dialogue entre 2 personnages. Šejić conçoit sa prise de vue de manière à varier régulièrement l'angle de vision, pour insuffler un peu de mouvement dans ces scènes plutôt statique. Néanmoins, ça ne suffit pas toujours à éviter l'effet sitcom de la parlotte. Lors d'autres occurrences, il ajoute un accessoire (un chat par exemple) qui génère une dynamique visuelle, ou alors des mouvements des personnages (répondre à un texto) qui rendent la scène plus intéressante sur le plan visuel. Le lecteur remarque également que toutes ces jeunes femmes ont une silhouette identique, pour une raison inexpliquée et qui ne fait pas sens d'un point de vue narratif.


Le lecteur constate que Šejić a évolué dans sa représentation de la nudité. Son choix narratif de mettre en scène un amour saphique le conduit à dessiner majoritairement des corps nus de femme, et quasiment pas d'homme (à une exception près). Par comparaison avec le premier tome, il ne représente plus de toison pubienne, cette région du corps restant hors champ, ou masquée par quelque chose (par exemple un pied). Les tétons sont également représentés de manière esquissée, neutralisant tout effet érotique. Comme dans les tomes précédents, il ne dessine pas de pénétration, et coupe les séquences après les préliminaires. Le bâillon-boule revient le temps d'une séquence, et les pinces à téton font leur apparition (du coup le lecteur est plutôt soulagé que l'artiste n'aille pas dans le détail de la chair maltraitée).


Avec ce troisième tome, Stjepan Šejić poursuit sa description du développement de la relation entre Allison Carter et Lisa Williams. Il joue avec justesse sur le décalage entre ce que pense l'une et ce que pense l'autre. Allison se met dans un état proche de l'angoisse du fait de ce qu'elle souhaite proposer à Lisa (non, ce n'est pas sexuel), de la manière de le présenter sans offusquer son amie. Il ne diminue pas l'importance des pratiques sadomasochistes, tout en prenant le temps et la peine de faire s'exprimer Lisa sur le plaisir qu'elle en retire. Il incorpore des touches humoristiques, sans se moquer de ses personnages. En tant qu'auteur, il évoque d'autres pratiques plus courantes qui impliquent une douleur que l'individu accepte de se faire infliger, mais sans la dimension tabou du sadomasochisme. Il fait apparaître Mike Williams qui évoque la dégradation de sa relation de couple avec sa femme, pour rappeler que l'amour n'est pas plus évident dans un couple hétérosexuel que dans un autre. Si le lecteur est investi émotionnellement dans le couple formé par Lisa & Ally, ce troisième tome mérite ses 10 étoiles. S'il l'est moins, il est possible qu'il trouve 2 ou 3 scènes un peu platounettes. 7 étoiles.

Presence
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le 3 août 2019

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