Ce tome est le premier d’une intégrale qui en compte deux. Sa première parution date de 2023, et il reprend des histoires parus de l’hebdomadaire Pif Gadget entre le numéro 322 d’avril 1975, et le numéro 463 de janvier 1978. Toutes les histoires ont été écrites et dessinées par Jean-Claude Poirier (1942-1980), et mises en couleurs par son épouse Violaine Poirier. Le tome commence par un petit mot de Bilitis Poirier, la fille de l’auteur, qui explique le processus de restauration des couleurs, les roses bonbon, les verts pomme, les jaunes citron, etc. Suit une copieuse introduction rédigée par Rodolphe Massé, écrivain, journaliste et rédacteur français, de sept pages évoquant Horace cheval de l’Ouest, la première création de Poirier dans Pif Gadget, puis Maximax et Piedlégé, cocréé avec Jacques Lob et précurseur de Supermatou, la qualité de vrai superhéros de Supermatou, les méchants d’une histoire et les méchants récurrents, la ville en caoutchouc, la poétique singulière des récits, et l’importance grandissante du superhéros et de son compagnon canin au sein de Pif Gadget. Il précise que les éditions Revival s’attèleront à la réédition de la série Horace après le second tome de Supermatou.


Supermatou et son cerveau-chien, 6 pages : à première vue, Modeste Minet ressemble à tous les petits garçons de Raminagroville, son pays natal, de nature serviable, il est toujours prêt à rendre service. Mais comme c’est un enfant distrait, il a parfois tendance à oublier les super-pouvoirs dont l’a doté la nature, ce qui ne manque pas de provoquer des catastrophes. Il est en train de rentrer chez lui avec son cartable à la main, quand un conducteur en panne lui demande de l’aider à pousser sa voiture. Il se place derrière, la soulève au-dessus de sa tête et l’envoie devant lui : elle finit sa course dans la calandre d’un camion portant la mention Fruizé Légumes, son routier demandant au chauffeur ce qu’il fait sous ses roues. Le chien Robert recommande à Modeste de continuer à rentrer chez lui pour aller faire ses devoirs. Ce chien de la famille a, quant à lui, l’aspect extérieur d’un honnête cabot de province, mais il ne faut pas se fier aux apparences. Robert se redresse sur ses deux pattes et parle à Modeste : il lui demande ce qu’il y a eu de neuf à l’école. Modeste lui indique qu’il va avoir besoin de son chien car il y a compo de calcul le lendemain. Robert prend le devoir en question : enfantin, il va expliquer ça au garçon, car il est une véritable encyclopédie sur pattes.


Les époux Minet par contre, sont aussi normaux que tout le monde et n’imaginent pas un instant la double vie des héros. Au repas du soir, le poste de télévision annonce la disparition d’Alphonse Trognon, le sympathique instituteur de l’école de garçon. Modeste déclare qu’il monte se coucher, avec Robert sur les talons. Il se change derrière le paravent dans sa chambre. Supermatou et son cerveau-chien prennent leur envol par la fenêtre : un pour tous, tous pour trognon !


Comme l’évoque la fille de l’auteur dans son paragraphe d’explication sur la restauration, le lecteur est tout de suite frappé par les couleurs franches et acidulés, gaies, rappelant le monde de l’enfance, d’un rendu parfait (ce qui n’était pas le cas des multiples rééditions précédentes). De la même manière, l’artiste représente les êtres humains avec une forme de simplification, à commencer par quatre doigts pour chaque main. Il leur donne une tête un peu plus grosse qu’une anatomie exacte, et de grands yeux dans le visage, et bien sûr des gros nez. Pour autant, il utilise un trait de contour fin, lui permettant d’intégrer de nombreux détails dans chaque case, sans pour autant qu’elle ne paraisse surchargée. Jean-Claude Poirier prend progressivement confiance en sa création et introduit des éléments parodiques ou humoristiques supplémentaires. Dans ce monde coloré, les maisons présentent une étroitesse peu commune, visiblement plus grandes à l’intérieur qu’à l’extérieur, il n’y a qu’à comparer la taille de la chambre de Modeste quand il s’y trouve avec les dimensions de la maison quand il en est juste sorti en costume de superhéros.


Dans la dernière page de la première histoire, le lecteur remarque un cadre au mur, avec une girafe caractéristique de Guillermo Mordillo (1932-1919). Dans la deuxième histoire, l’artiste s’amuse bien avec des effets sonores dans un lettrage évoquant des lettres comme des ballons de baudruche. Parfois, le lettreur s’amuse même à changer de couleur d’une lettre à l’autre, par exemple bleu, suivi de rouge, suivi de bleu, suivi de rouge, etc., quand Supermatou chante une berceuse. De temps à autre, un panneau porte une inscription rigolote, comme : Attention PAF fréquents. Dès la deuxième histoire, les véhicules motorisés, voitures et camions, disposent d’yeux sur le devant, puis une bouche, puis peuvent parler. Un ou deux camions se déplacent même la clope au bec, la gapette vissée sur le toit de la cabine. À partir de la cinquième histoire, les habitations, pavillons et immeubles, présentent un comportement peu commun. Ils peuvent s’écarter, se ramollir, parfois se déplacer (par exemple sous l’action d’un équivalent du joueur de flûte de Hamelin). Supermatou en soulève à plusieurs reprises, soit pour voir ce qu’il y a en dessous, soit pour les déplacer. Certains animaux parlent quand l’histoire le requiert. Le lecteur retombe en enfance dans ce monde farfelu obéissant à ses propres règles internes qui défient régulièrement les lois scientifiques et la réalité urbaine ou animalière.


Chaque histoire peut être lue indépendamment des autres, avec son ennemi à arrêter ou des choses à remettre dans l’ordre (tout relatif) normal de Raminagroville. L’auteur accommode à sa sauce quelques personnages classiques : le joueur de flûte de Hamelin, la voyante douée en hypnotisme, King Kong revu et corrigé, les voleurs de banque et de bijouterie, l’éléphant du cirque, le père Noël (qui habite au fin fond de la galaxie) et ses aides (qui voyagent en soucoupe volante avec sa sous-tasse et sa cuillère), le savant et inventeur de génie (le professeur Chanteclair, avec par exemple sa potion pour rapetisser, ou celle pour passer à travers les murs) et sa nièce Rosine Feufollet, les jeux du cirque, Stan Laurel & Oliver Hardy, une variation sur le monstre du Loch Ness, un cyclope, un amalgame très libre entre Cassius Clay (1942-2019, Muhammad Ali) et Superman. Il invente également des méchants récurrents : le terrible nourrisson Agagax que l’abus de lait transforme en génie criminel, l’ancien éboueur Radégou et sa super chouette, ainsi que Arsène Rupin gentleman cambrioleur (enfin, surtout cambrioleur et maître du déguisement et de l’évasion). Mise à part les deux premières apparitions d’Agagax, pour chacune des apparitions de ces trois ennemis récurrents, l’auteur aligne plusieurs épisodes de suites dans lesquels ils font des leurs : sept pour Radégou, sept pour Agagax, quatre pour Arsène Rupin.


Le lecteur est vite emporté par la verve de l’auteur. Les récits sont gentils dans le sens où le bon superhéros s’oppose aux méchants, mais pas neuneus. Dans la deuxième histoire, le scénariste mène concomitamment une histoire à la trame très classique de Supermatou arrêtant les membres d’un gang, puis leur chef, pendant que Robert se livre à un commentaire sur la mécanique des scénarios de western, fonctionnant toujours de la même manière, et le lecteur constate que ce commentaire s’applique tout aussi bien à l’histoire en train d’être racontée. Même s’il n’éprouve pas de sentiment de nostalgie en retrouvant ou en découvrant ces histoires, le lecteur prend plaisir à ces aventures simples et pleines de fantaisie de superhéros. Il accepte bien volontiers d’accorder une suspension d’incrédulité pleine et entière : Modeste revêt son costume et peut voler et distribuer des coups d’une grande force (sans jamais blesser qui que ce soit bien sûr), le cocker Robert peut parler et voler, sans parler de son odorat qui lui permet de retrouver n’importe qui n’importe où. Le nourrisson Agagax dispose d’un landau volant. Arsène Rupin se déguise en tout et n’importe quoi à volonté, et s’évade de la prison du commissariat comme s’il sortait d’un jardin public : bien volontiers car c’est la logique interne de la série. Peu importe l’origine des pouvoirs de ce superhéros (elles ne sont pas racontées), peu importe leurs éventuelles variations, et même le changement de couleur intermittent de son masque qui est le plus souvent rouge, mais qui peut être bleu le temps d’un récit ou deux.


Le lecteur sourit à l’inventivité du scénariste et à sa poésie, à chaque histoire. Dans cette logique interne, le fait que le soleil éprouve de la peur à l’idée de se lever apparaît tout à fait cohérent car il craint le combat qui va se dérouler dans la journée et dont il sera le témoin. Le fait qu’une construction comme une maison puisse ramollir découle logiquement des caractéristiques même du dessin de JC Poirier. Il est tout aussi normal que Marguerite Dupré, une piquante génisse au regard profond, regagne son étable d’un pas alerte debout sur ses deux jambes arrière, revêtue d’une robe à fleur avec son petit sac à main, et qu’elle se fasse chloroformer par un vil kidnappeur. Ou même plus simplement qu’un chien porte un masque pour dissimuler son identité secrète. Tout cela participe du monde de l’enfance. Dans le même temps, le lecteur adulte garde à l’esprit cette deuxième histoire et son métacommentaire en direct, et se dit que s’il le souhaite, il peut faire passer son cerveau en mode analytique, reprendre un point de vue adulte et voir dans ces histoires le commentaire sous-jacent sur telle facette de la société de l’époque (mais c’est moins amusant comme lecture).


Il faut faire preuve d’une volonté de fer pour résister à l’envie de se jeter sur ce tome. Le plaisir de la parodie de superhéros, inventive et française, et d’autres éléments culturels. Les dessins si vivants, y compris jusque dans des objets. Les aventures rondement menées, facétieuses, avec des dialogues et des commentaires qui gagnent en richesse d’histoire en histoire. Des situations abracadabrantes et farfelues, une facétie de tous les instants, une plongée inespérée dans le monde de l’enfance, dépourvue de niaiserie ou de mièvrerie. Que du bonheur.

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le 24 sept. 2023

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