Ce tome contient une histoire complète évoquant le personnage Supreme, créé par Rob Liefeld en 1992. Il contient les épisodes 1 à 7 de la minisérie du même nom, initialement publiés en 2014/2015, écrits par Warren Ellis, dessinés, encrés et mis en couleurs par Tula Lotay. Une connaissance superficielle des thèmes centraux des épisodes écrits par Alan Moore permet de mieux apprécier le thème du récit. Les épisodes de Moore ont été réédités dans 2 recueils : (1) The story of the year et (2) The return.
Quelque part à une époque indéfinie, Danny (un jeune homme en fauteuil roulant) discute avec une jeune femme appelée Diana Dane. Ils sont sur une terrasse, avec un guéridon à côté d'eux, contemplant un lac devant eux. Ils parlent d'un temps révolu, d'un présent âgé de quelques mois et de l'individu avec une tête toute lisse sans visage ni cheveux qui se tient au bord du lac. Diana Dane va s'entretenir avec lui ; il dit s'appeler Enigma.
Diana Dane se réveille (elle se souvient de son rêve) et se rend à un entretien d'embauche dans une entreprise appelée National Praxinoscope Company (NPC). Elle y est reçue par Darius Dax, le propriétaire et l'homme le plus important du monde, et le moins connu. Il l'embauche comme enquêtrice pour découvrir la nature de ce qui s'est écrasé sur la petite ville de Littlehaven, et les raisons de la disparition d'Ethan Crane qui était sur place. Étant au chômage, Diana Dane accepte, tout en espérant pouvoir continuer à suivre son feuilleton télévisuel intitulé Professor Night.
Warren Ellis est fidèle à lui-même et le lecteur n'a aucune idée de ce qui est en train de sa passer dans l'histoire. Il absorbe les informations, il essaye de comprendre qui sont les personnages. Il se demande bien quel est le lien avec les incarnations précédentes de Supreme. Il suit les déplacements de Diana Dane en se demandant si telle ou telle séquence est à prendre au premier degré, s'il s'agit d'un rêve, d'une dimension parallèle, ou d'une métaphore conceptuelle à prendre au second degré. Il éprouve la même impression de déstabilisation en regardant les particularités des dessins. Tula Lotay dessine des formes réalistes, mais assez simplifiées, s'attachant pour certains éléments plus à l'impression qu'au détail de la forme (par exemple l'impression de la forêt, plus que détailler chaque arbre). Il s'agace dès la première page du côté artistique retenu. Par exemple, cette jeune dessinatrice souligne quelques traits encrés par un trait de crayon de couleur supplémentaire, légèrement décalé, ce qui donne un fini trouble, peu agréable pour le lecteur. En plus, elle laisse courir des arabesques au crayon bleu par-dessus la page terminée. Donc en feuilletant rapidement ce tome, le lecteur éprouve l'impression d'une narration un peu mode féminine, avec des images parfois déconnectées les unes des autres, et une volonté artificielle de faire artistique.
Le lecteur habitué aux histoires de Warren Ellis fait confiance à son scénariste favori et se plonge dans la lecture en essayant de trouver des points de repère. Au départ, le plus simple est d'identifier les éléments ayant directement trait à Supreme. Ce personnage a été conçu au départ comme un facsimilé de Superman dans l'univers partagé initié par Rob Liefeld, principe repris par Alan Moore par la suite. C'est la raison pour laquelle plusieurs personnages portent un nom avec la même initiale pour le prénom et le nom : Diana Dane, Darius Dax, Zaylarn Zarn, Judith Jordan, Storybook Smith (à l'instar de Lois Lane, Lori Lemaris, ou encore Lex Luthor, Lana Lang, Lucy Lane et tant d'autres). S'il dispose d'une excellente mémoire, il comprend tout de suite que le Danny en chaise roulante n'est autre que Danny Fuller (ah oui, bien sûr). S'il ne sait pas de qui il s'agit, ce n'est pas un obstacle pour comprendre la suite. Évidemment, il est très content quand Darius Dax montre fièrement le frontispice sur lequel le mot Supreme est gravé (enfin un élément concret se rattachant au personnage qui donne le titre au récit). Mais en fait, Supreme n'apparaît pas et il ne s'agit pas d'une histoire de superhéros.
Le lecteur retrouve aussi le goût de Warren Ellis pour la technologie et ses diverses applications. Diana Dane utilise instagram, par défaut faute de pouvoir réellement écrire pour un média de presse. Un des personnages évoque les branes issues de la théorie des cordes (branche de la physique théorique visant à unifier les quatre interactions élémentaires connues, aussi appelée théorie du tout). Il récupère le symbole de la rose bleue qui évoque le mystère, ou l'atteinte de l'impossible, pour se l'approprier et imager ce qui motive Darius Dax. De manière plus prosaïque, il utilise le concept du versioning (versions successives d'un logiciel ou d'un document) pour rendre concret le concept qui sous-tend son récit. Le scénariste ne prend pas son lecteur par surprise puisque dès la première page, Danny indique qu'ils se tiennent dans les champs du contrecoup et que d'une certaine manière cet univers n'a que quelques mois d'existence.
Dès la première page, le lecteur est invité à être un acteur, à tisser des liens logiques entre ce que disent les personnages et ce qui est sous-entendu, entre ce que montrent les images. Warren Ellis semble s'être pleinement investi dans ce récit, car il ne se contente pas de saupoudrer l'intrigue de remarques cryptiques qui finissent par former une image complète une fois que le lecteur les a assemblées. Il joue aussi avec les formes. C'est ainsi qu'il intègre un feuilleton télévisuel dans l'histoire, celui mettant en scène le Professeur Night (Taylor Kendal), établissant une profondeur de champ et une résonnance entre l'un des thèmes principaux du récit (le caractère insaisissable et fluctuant de la réalité). Mais il ne s'agit pas de créer une mise en abyme, il s'agit plutôt de mettre à nu l'essence d'une narration, comment une image inattendue (avec ou sans action) accompagnée d'un bref texte (une phrase de moins d'une dizaine de mots) suffit pour générer l'impression d'une longue histoire palpitante et intrigante. De manière inattendue, ces cases consacrées au Professeur Night génèrent également une forme de poésie, grâce aux images, mais aussi par la référence à une personne prénommée Primevère (Primrose), créant ainsi un écho avec le concept de rose bleue.
À l'évidence pour que de tels moments fonctionnent, il faut que l'artiste propose des visuels avec une forte personnalité. C'est le cas de Tula Lotay qui s'approprie le scénario d'Ellis, le transforme en une expérience visuelle d'une grande richesse, avec une cohérence graphique permettant de faire coexister des éléments totalement disparates dans la narration. L'intrigue réserve une place très spéciale à un personnage appelé Zaylarn Zarn. Lotay lui donne une apparence de star du cinéma américain des années 1950, de femme distante et très séduisante, avec une robe qu'il lui arrive de remonter au-dessus du genou, sans pour autant être vulgaire. Chaque personnage dispose d'une morphologie normale. Il est indéniable que l'artiste sait conférer un chic discret aux dames du récit, qu'il s'agisse d'un chemisier simple élégant (le col légèrement relevé), ou de l'uniforme de Linda qui sert de chauffeur à Diana Dane. La robe de l'ennemi du docteur Night arbore un motif saisissant évoquant un kimono de luxe, avec une coupe de robe des années 1930. Le fait que Tula Lotay réalise elle-même sa mise en couleurs assure une grande cohérence et une parfaite complémentarité aux éléments visuels. Elle peut glisser un logo de Kyuss sur un teeshirt, en toute discrétion le temps de 2 cases, parfaitement intégré au reste du dessin.
Les personnages masculins sont dessinés avec la même approche réaliste, sans être photographique, normaux, sans être fades. Elle réussit à ne pas céder à la tentation facile de transformer l'écrivain Storybook Smith, en un archétype. Il n'est ni Ernest Hemingway, ni Warren Ellis, même si le lecteur peut y voir une vague réminiscence de l'un ou l'autre. En se situant à la frontière entre une représentation générique et un clin d'œil, l'artiste fait résonner les propos du personnage (le privilège de l'écrivain mâle et blanc) comme une phrase s'appliquant à tous les écrivains âgés, mais aussi comme la lucidité d'une personne ayant conscience de son ethnocentrisme.
Au bout de quelques épisodes, l'effet de trouble dû aux traits repassés en décalé vient à disparaître, mais il faut quelques pages pour que le lecteur s'en aperçoive. D'une part il a compris en quoi cet effet artistique permet de manifester visuellement l'un des thèmes principaux du récit, à savoir la difficulté de percevoir la réalité, et donc il apprécie cet effet comme une composante narrative primordiale (et non pas un truc rajouté pour faire genre artistique). D'autre part, il faut qu'il refasse l'effort inverse pour interpréter cette disparition comme étant le signifiant d'une réalité mieux perçue par le personnage. Le savoir-faire artistique de Tula Lotay ne se limite pas à cet effet très visible (les arabesques bleues tracées par-dessus les dessins). Sous des dehors parfois esquissés, chaque environnement dispose de caractéristiques, qu'il s'agisse d'une chambre en désordre, d'un bureau parfaitement ordonné, d'une table à un café, d'une route transdimensionnelle, ou d'une église à la charpente éventrée.
L'artiste parvient à rendre visuel tous les éléments les plus sophistiqués de la narration de Warren Ellis, qui est vraiment très exigeante dans ce récit. Il y un leitmotiv qui apparaît sur plusieurs matières, plusieurs accessoires, mais parfois également des êtres humains. Il s'agit d'un triangle rouge pointe en bas, que Lotay sait placer de manière manifeste ou de manière discrète en fonction de la séquence. Il y a des séquences à la scénographie très fermée. Par exemple, le scénario prévoit plusieurs scènes sur la base d'un individu attablé parlant de face à son interlocuteur. Ce dernier n'apparaît pas sur la page, et l'individu semble s'adresser directement au lecteur. L'artiste sait rendre ces visages vivants, ainsi que trouver des postures différentes pour conférer un peu plus de personnalité à l'interlocuteur en train de s'exprimer.
Le scénario comprend également plusieurs éléments de nature fantastique. Tula Lotay adapte ses techniques de dessin en fonction de ce qu'elle doit représenter. Elle peut donner l'impression de passer à la peinture directe (ou la technologie infographique équivalente) pour représenter l'environnement astral. Elle peut jouer avec une couleur bleutée pour montrer qu'un personnage dans une pièce est une sorte de spectre, sans que le scénariste n'ait besoin de l'expliciter par des mots. Elle doit montrer la perception d'un individu utilisant une technologie lui permettant de courir à une vitesse surhumaine. Elle trouve une solution graphique élégante, respectant le graphisme du reste de la séquence, sans verser dans les stéréotypes des comics de superhéros.
Tula Lotay n'épate pas le lecteur à chaque page par des compétences techniques pyrotechniques. Son objectif principal reste d'assurer la narration fluide d'un récit très ambitieux, avec une forte dimension onirique. Le lecteur ne constate le talent déployé que s'il y prête attention. S'il n'y prête pas attention, il est transporté par les visuels. Il se sent intelligent en reconnaissant que l'ambulance accidentée dans les bois à la fin du chapitre 3 est la même que celle qui apparaissait dans l'épisode du Professeur Night au chapitre 1, mais en fait ce sont bien les dessins qui lui ont permis de faire cette connexion. Il marche aux côtés Chelsea Henry dans un champ d'os, pour une vision onirique et macabre hallucinante.
S'étant sûrement rendu compte du talent de Tula Lotay, Warren Ellis ne lui a rien épargné. Comme à son habitude, il a développé plusieurs séquences muettes (sans dialogue ni texte), reposant de fait uniquement sur la narration visuelle. Qui plus est, 2 de ces séquences sont de nature onirique. Généralement, le dessinateur se contente de faire des jolis dessins sur une trame plus ou moins narrative, soit comme une suite d'hallucinations hermétiques, soit comme une forme de prémonition plutôt explicite pour que être sûr et certain que le lecteur ne se trompe pas sur le sens. Le tandem Ellis & Lotay réussit l'exploit de combiner ces deux approches, avec des images appartenant au domaine du rêve, avec une logique sous-jacente ténue mais bien présente.
Ainsi portée par des dessins remarquables de personnalité et de sophistication, l'intrigue d'Ellis prend son envol. Le lecteur éprouve l'impression d'être aux côtés de Diana Dane dans cette réalité fluctuante, en lien avec Ethan Crane, un individu aux capacités extraordinaires, à la dimension quasi mythologique. Les auteurs accomplissent l'exploit de raconter une histoire à la trame simple (retrouver un individu disparu qui détient la clé de compréhension d'une situation inexplicable) jusqu'à la confrontation finale, évoquer la difficulté de comprendre la réalité, s'inscrire dans la démarche d'Alan Moore sur la série Supreme (c’est-à-dire évoquer les conventions et les ficelles des récits de superhéros, une forme de déconstruction positive qui arrive à conserver toute la magie de l'imaginaire). Un tour de force à la narration séduisante sans être racoleuse, évocatrice sans être hermétique, à propos des superhéros mais sans superhéros.