Chantal Montellier a un don pour transfigurer des narrations ou des descriptions linéaires en les transformant partiellement en bandes dessinées, et partiellement en compositions dessinées hérissées de symboles personnels récurrents. Déjà, "Le Procès", de Kafka, et "La Fosse aux Serpents", étaient de belles réussites. Mais ici, c'est Tchernobyl qui s'y colle : moins fictifs qu'avec Kafka, les événements narrés font l'objet d'un traitement comparable, riche de surprises et d'éléments créatifs.


La mise en récit, pourtant, décalque assez nettement "La Fosse aux Serpents" : une jeune journaliste, maigrichonne et peu portée sur la bagatelle, se livre à une enquête sur son sujet; l'essentiel du récit est constitué par les pensées de l'héroïne (ce qui confère au récit un caractère à la fois très subjectif, un peu "cours magistral", et quelque peu autiste, car cette journaliste, Chris Winckler, semble posséder le plus gros des connaissances concernant son sujet avant même d'avoir communiqué avec qui que ce soit; et elle nous inflige à longueur d'album ses jugements de valeur - certains de bon sens commun, d'autres inspirés par le gauchisme-bobo-culpabilisant et moralisateur qui constitue l'assise idéologique même de Chantal Montellier). Chris Winckler ressemble à ce point à Julie Bristol, la révoltée journaliste de "La Fosse aux Serpents", que le rapprochement entre les deux personnages figure dans l'album lui-même : on y parle de Julie Bristol.


Evidemment, Tchernobyl est encore plus connu et plus consensuel que les problèmes de Camille Claudel avec Rodin, et le grand intérêt de l'album est de nous présenter un dossier fort détaillé sur cette catastrophe nucléaire survenue en Ukraine en 1986. Chris Winckler promène à longueur d'album son expression navrée, oscillant (fort peu) entre la tristesse, la consternation, l'indignation scandalisée et le sarcasme attendu contre tout ce qui est conservateur, à droite, riche ou aux ordres du pouvoir.


Il faut dire qu'avec Tchernobyl, on est servi, côté langue de bois : description détaillée des mensonges en tout genre : ceux des autorités russes jurant leurs grands dieux (???) que tout est sous contrôle, alors qu'ils envoient en masse de pauvres "liquidateurs" sacrifier leur vie quasi instantanément pour éviter le pire (enfin, encore pire !); ceux des autorités françaises qui jurent que le nuage de Tchernobyl, en bon citoyen respectueux des lois, s'est arrêté à la frontière de l'Hexagone quand les douaniers français lui ont refusé le passage (il ne le pourrait plus, aujourd'hui : on a créé l'espace Schengen par la suite, autre catastrophe dont nous apprécions les effets chaque jour...).


Les détails de la catastrophe - à vrai dire propres à indigner n'importe qui, même des lecteurs pas du tout gauchistes - mettent en valeur l'incompétence des responsables, leur inconscience du danger, leur stupidité, leur incurie. Le nombre de victimes est discuté; des images difficiles à supporter sont proposée, qui mettent en scène les enfants et adultes brûlés, agonisants, cancéreux, affligés d'horribles mutations corporelles s'ils sont nés de parents irradiés....


L'art de Chantal Montellier ne se discute pas : des images fortes, parfois énigmatiques, sont rassemblées dans des compositions qui enrichissent remarquablement les descriptions pensées et assez attendues de Chris Winckler; des séquences de vraie fiction sont introduites dans l'enquête, tel cet ancien ingénieur de Tchernobyl en cavale, traqué à la fois parce qu'il révèle des choses qui auraient dû rester secrètes, et parce qu'il liquide les imbéciles et les profiteurs cyniques de la catastrophe; l'existence récurrente d'un "Bill Tcherniau", blogueurs des temps héroïques (on est en 1986 !), qui fonde sa réputation médiatique de journaliste sur l'exploitation de la catastrophe; l'insertion d'images populaires naïves de type russe permet de suggérer la vie heureuse du peuple avant que l'horreur ne le frappe; des séquences carrément oniriques permettent à l'auteur d'accentuer la dimension fantastique, morbide et apocalyptique du récit.


Au passage - on ne se refait pas -, Chris Winckler sait envoyer quelques réflexions corrosives contre le machisme, l'infériorité où sont tenues les femmes, les manifestations - forcément fascistes (d'ailleurs, qu'est-ce qui ne l'est pas, dès lors que l'on pense différemment de Chris Winckler ???) - de jeunes Russes poutiniens (c'est vrai que Monsieur Poutine n'a pas l'air farouchement de gauche, vu de son propre pays...). L'humour n'est pas absent, au moins dans les images : il est souvent très noir (récupération d'images de monstres et de mutants), parfois moins (présence de collègues de travail, dont l'un ressemble à Groucho Marx, l'autre à un Tintin à houppe et barbiche blonde assez débile).


Inévitablement, notre journaliste bobo, comme dans "La Fosse aux Serpents", se retrouve dans une galerie d'art - où l'on expose, cette fois, les "oeuvres" "modernes" parlant de Tchernobyl (on "apprécie" la statue féminine hérissée de bites qui lui poussent de partout) - occasion de dénoncer l'impudeur et le n'importe quoi de ces formes d'art, qui prennent pour alibi l'argument "l'art doit être témoin de son temps". Et on grignote des petits fours pendant que de petits leucémiques achèvent de cramer pas loin de Tchernobyl...


L'importance très considérable de la documentation factuelle et graphique, la créativité surprenante de la mise en images, permettent à ce récit d'atteindre son but : faire prendre conscience de l'étendue de la catastrophe, qui peut se renouveler chaque jour, en raison de l'incapacité des dirigeants à gérer des techniques aussi dangereuses.


Pour une fois, personne ne rechignera à rejoindre les indignations et les révoltes de Chantal Montellier.

khorsabad
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le 24 juin 2015

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