Ce tome fait suite à Un vaste monde (épisodes 91 à 96) qu'il faut avoir lu avant. Il comprend les épisodes 97 à 102, initialement parus en 2012, écrits par Robert Kirkman, dessinés et encrés par Charlie Adlard, avec des aplats de nuances de gris apposés par Cliff Rathburn.


Au sein de l'enceinte d'Alexandria, le père Gabriel Stokes est en train de célébrer un office en l'honneur de Rick Grimes, Glenn, Andrea et Michonne, afin de prier pour leur sécurité durant leur périple vers la colonie Hilltop, en priant également pour leur prompt retour. Abraham Ford échange quelques mots avec Maggie pour se rassurer sur l'absence de Carl Grimes. Puis il rend visite à Eugene Porter pour échanger quelques mots sur ses progrès dans son projet de fabriquer des munitions. Enfin, il va voir Heath à la grille d'entrée pour vérifier qu'il n'y a pas d'évolution dans la présence de zombies aux abords de la zone. Pendant ce temps-là le groupe de 4 à bord du van est sur le chemin du retour, mais ils se font interpeller par un groupe à moto, au nom de Negan.


Rick Grimes commence par parlementer avec le chef du groupe, bien qu'il soit dans la ligne de mire de ses sbires. Puis il demande à Andrea d'ouvrir le feu. Le survivant s'empresse de déguerpir et de porter le message énoncé par Rick, à leur chef Negan. Le groupe de 4 regagne l'enclave d'Alexandria et explique à la communauté, ce qu'ils ont trouvé à la colonie Hilltop. Les retrouvailles entre Glenn et Maggie se passent bien. Le lendemain Eugene Porter convainc Abraham Ford de l'accompagner pour aller vérifier la présence d'équipement pour fabriquer des munitions. Ils devisent chemin faisant, Eugene s'excusant de son attitude auprès d'Abraham, concernant Rosita Esposita, et Abraham évoquant la nature de leur relation. Ils sont suivis.


Dans le précédent tome, le lecteur avait pu apprécier la volonté de Robert Kirkman de renouveler la dynamique de son récit, en introduisant la colonie d'Hilltop. Il avait constaté que le scénariste ne se contentait pas d'introduire une nouvelle variable pour donner l'impression du changement, mais qu'il faisait monter d'un cran son récit sur l'échelle de la civilisation, en faisant coexister une deuxième communauté et en établissant une possibilité d'échanges commerciaux. Il laissait également planer une vague menace sous la forme d'un racket organisé par un individu dénommé Negan, avec sa bande. Ce dispositif narratif permettait ainsi à Rick Grimes et sa communauté de disposer d'une monnaie d'échange : assurer la sécurité de la colonie Hilltop. Le lecteur revient donc à la fois pour retrouver des personnages auxquels il s'est attaché et pour découvrir cette nouvelle phase de progression vers une civilisation plus pérenne. Il prend plaisir à voir ce qu'il advient d'Eugene Porter maintenant qu'il accueille une femme dans son pavillon. Il sourit quand Abraham lui indique qu'il a remarqué qu'il a perdu un peu de poids. D'une certaine manière c'est la revanche du geek, écrite avec sensibilité sans que Kirkman ne donne l'impression de flatter une partie (significative) de son lectorat. Il regarde Andrea reprendre goût à la vie grâce à la relation qu'elle développe avec un nouvel homme. Il voit Abraham regagner de la confiance en lui-même. Il découvre Maggie et Glenn prendre une décision quant à leur avenir à long terme, avec une volonté d'autonomie courageuse. Comme d'habitude, les personnages sont servis par les dessins de Charlie Adlard qui donne l'impression de les détourer au burin, mais qui a conçu une apparence spécifique pour chacun d'entre eux permettant de les reconnaître au premier coup d'œil. Il a toujours recours à des gros plans réguliers sur les visages, mais sans donner l'impression d'en abuser. Dans ce tome, il se focalise également sur la posture des personnages, ainsi que sur leurs petits mouvements quand ils s'expriment.


Le lecteur revient donc aussi pour l'intrigue, et le scénariste le prend violemment par surprise. Ce n'est pas la première fois que Robert Kirkman fait souffrir ses personnages dans cette série. Mais régulièrement, il utilise un niveau de violence sadique qui rappelle qu'aucun personnage n'est à l'abri du pire. D'une certaine manière, il se prend lui-même à son propre piège de la surenchère, sauf qu'il prouve encore une fois qu'il relève son propre défi, sans aucune difficulté. Les membres de la communauté Alexandria avaient réussi à améliorer le niveau de sécurité jusqu'à pouvoir parvenir à penser au lendemain, et à planifier à plus long terme. Ici le scénariste remet en cause cette sécurité d'une manière très inattendue, sans avoir recours aux zombies. Comme à son habitude, il ménage des effets choc d'une force inouïe, jouant également avec le sentiment de sécurité du lecteur. Il suffit de 2 moments énormes pour que tout sentiment de sécurité disparaisse et que le lecteur se retrouve à tourner les pages fébrilement. Comme d'habitude, quand Kirkman et Adlard font dans la violence, ils n'y vont pas avec le dos de la cuillère. Dans une case qui occupe les 2 tiers d'une page, le lecteur contemple la tête d'un personnage de premier plan avec la tête traversée par une flèche. Le dessin est factuel et rendu d'autant plus atroce que les auteurs utilisent une des particularités de l'écoulement du temps dans la bande dessinée qui fait que plusieurs instants peuvent être contenus dans une seule et même case, et que le personnage parle tranquillement.


Le deuxième moment insoutenable survient dans la deuxième moitié du tome, quand Negan utilise sa batte de baseball (baptisée Lucille) pour éclater le crâne d'un personnage. Kirkman se montre particulièrement odieux d'un bout à l'autre. Negan pérore en s'écoutant parler pour savoir comment il va choisir sa victime. Il expose quelques critères, à commencer par le fait qu'il ne souhaite s'en prendre à un individu de couleur de peur d'être taxé de racisme. Le lecteur a l'impression d'entendre la voix de l'auteur lui-même expliquant comment il a choisi le personnage qui allait y passer, dans une mise en abîme des plus glauques, et des plus cyniques, l'auteur ne voulant pas non plus être soupçonné de racisme. Il revient ensuite à Adlard de mettre en images ce massacre barbare qui dure 6 pages. C'est insoutenable ! L'enjeu pour les narrateurs est de ne pas minimiser les faits. Adlard montre comment la batte de baseball enfonce la boîte crânienne lors du premier coup porté. Il réalise à la fois un dessin descriptif montrant la déformation et un œil quasiment sorti de son orbite, tout en continuant d'user de gros traits et d'aplats de noir aux formes irrégulières. Le résultat est écœurant et immonde, rendu encore plus abject par l'identité de la victime, un personnage auquel le lecteur s'est attaché de longue date, pour sa normalité. La nausée ne s'arrête pas là car les autres membres du groupe assistent impuissants au massacre de sang-froid. Sur la page suivante, la dernière bande de cases est composée de 5 images en ombre chinoise dans lesquelles Negan finit de massacrer la victime. C'est tout autant dérangeant que le dessin explicite, car le lecteur voit bien que Negan met du cœur à l'ouvrage et frappe de toutes ses forces, très consciencieusement. La dernière page montre la tête éclatée en gros plan, dans un dessin pleine page.


Malgré tout, il n'est pas possible d'accuser les auteurs de voyeurisme parce que le degré de définition des images laisse beaucoup de place à l'imagination du lecteur (malheureusement celui-ci en a forcément). Il est évident qu'ils veulent à tout prix ne laisser planer aucun doute sur ce dont est capable Negan. Le lecteur a également appris à connaître les spécificités narratives des auteurs et il sait que quand ils veulent être sûrs de se faire comprendre, ils sont le plus explicites possible. Il en est ainsi ici, pour une scène qui n'est pas près de s'effacer de la mémoire du lecteur. Mais ce dernier n'est pas au bout de ses émotions fortes. Le retour à Alexandria réserve encore d'autres angoisses. Comme dans les tomes précédents, il n'est pas possible non plus de réduire ces 6 épisodes à cette unique scène choc. Charlie Adlard se montre épatant, comme à son habitude, pour réussir à mettre en scène des actions surprenantes et diverses. Il doit encore montrer la réaction des autres membres de la troupe après cette séquence hallucinante de sadisme et de cruauté. Il arrive à trouver des expressions de visages et des postures corporelles parlantes, sans être outrées.


Robert Kirkman a encore composé d'autres moments de choix qui mettent les capacités narratives de l'artiste à l'épreuve. Lors d'un autre affrontement physique, un personnage en mord un autre à l'entrejambe, avec élan pour être sûr que son coup porte. Le moment est énorme, mais Adlard réussit à le rendre plausible dans le fil narratif. Il doit également continuer de montrer au lecteur comment réagissent les différents personnages, les adultes comme les enfants. Depuis quelques tomes, Robert Kirkman s'attache à faire monter en puissance Carl Grimes, et il continue dans ce tome. Dans le tome précédent, le lecteur comprenait que Carl entame son adolescence, ou au moins sa préadolescence, avec la prise d'autonomie qui l'accompagne. Bien évidemment, tous ces événements, tous ces traumatismes participent à la construction de la personnalité de Carl, ainsi que le comportement de son père qui continue de constituer un exemple pour lui. À nouveau, le dessinateur a la lourde tâche de montrer les gestes et les regards de Carl afin de transcrire ses émotions, ses réactions face à de telles horreurs.


Lors d'une scène, Carl est amené à mettre en joue un autre membre de la communauté avec son arme à feu. Le dessin montre qu'il est tout entier dans le moment, animé par une émotion intense. Quelques pages plus loin, Sophia (une autre enfant) lui demande s'il aurait vraiment tiré. Sa réponse renvoie directement au comportement de son père dans une situation similaire, alors qu'il faisait face à Pete Anderson dans le tome 13. Le lecteur se doute bien que le scénariste a donné des indications précises au dessinateur quant à ce que les dessins doivent montrer, quant aux états d'esprit des personnages, et aux émotions qu'ils ressentent. En observant les cases, le lecteur voit qu'il y a des enjeux émotionnels, et des évolutions psychologiques qui ne sont pas exprimés en mots, mais qui se devinent à de petits détails. Le lecteur repense à la cérémonie funèbre après la première attaque d'Alexandria. Les narrateurs ont choisi une mise en page particulière. Une case occupant le premier tiers de la hauteur de la page s'étale sur les 2 pages en vis-à-vis, le père Stokes prononçant l'oraison. Les 2 tiers inférieurs sont occupés par 8 cases de la même taille, 4 sur chaque page. Dans chacune, le lecteur observe le recueillement (et les larmes pour certains) des principaux personnages. Il constate bien sûr qui est avec qui, ce qui permet de rappeler à quel point les sentiments partagés donnent un sens à la vie de plusieurs des personnages, mais aussi de regarder leur posture. Avec les scènes suivantes à l'esprit, le lecteur revient sur cette double page et se surprend à se demander ce que peuvent bien penser certains, à commencer par Carl. Plus que jamais, cet adulte en devenir se construit sur la base de ce qu'il vit, et s'adapte en conséquence. Dans une scène suivante, il se souvient d'un échange entre Abraham Ford et son père, juste après avoir failli être violé. Dans un premier temps, le lecteur n'y voit qu'un effet artificiel de plus pour faire culpabiliser Rick quant à tout ce que son fils a déjà subi. Mais avec un peu de recul, c'est aussi un choc pour Rick qui ne se rend pas compte que son fils grandit et s'adapte. Il se prend en pleine face l'extraordinaire capacité de résilience de Carl, et sa propre incapacité à assurer pleinement sa sécurité, encore moins à lui offrir un soutien psychologique adapté ou construit.


Ainsi Robert Kirkman prend soin de construire l'avenir en mettant en scène les conditions de développement de la prochaine génération grandissant sans réellement connaître la précédente phase de la civilisation, avant l'épidémie de zombies. Il change également la dynamique de la série, pour la deuxième fois en 2 tomes. Non seulement, la communauté de Rick Grimes n'est pas la seule, ni même la mieux organisée pour le moyen et le long terme, mais en plus elle n'est pas la plus forte, ou la plus puissante. Les personnages présents depuis le début se retrouvent dans une situation totalement inédite à plusieurs points de vue, alors même que la série passe le numéro 100, et arrive bientôt à sa dixième année d'existence. Passé le choc traumatique des actions de Negan, le lecteur ne peut que convenir de la probabilité de l'existence d'un tel groupe. Depuis le début, Robert Kirkman a rappelé que la démocratie n'est pas une évidence, n'est pas innée. Depuis le début, Rick Grimes s'est comporté en despote éclairé, régentant une communauté après l'autre, avec le bien commun chevillé au corps, concentrant les pouvoirs du fait de la situation d'urgence. Certes, les survivants ont été confrontés à d'autres groupes mal intentionnés, mais rien qui aurait pu les préparer à celui de Negan. Pourtant, il tombe sous le sens que quelques individus bien organisés tentent le coup de vivre sur le dos d'autres communautés sédentaires, en les rackettant.


Ce dix-septième tome est un uppercut dans le plexus solaire, reposant sur une violence sadique et abjecte. Mais c'est aussi une nouvelle étape dans la reconquête de la démocratie, dans la reconstruction de l'appareil politique d'une société. Charlie Adlard continue de faire des merveilles en termes de mise en scène, transformant ses limites techniques de dessinateur, en forces narratives. Après avoir évoqué les questions de crime, de sanctions, de moralité des actes en situation de crise, Robert Kirkman s'attaque aux prémices des échanges commerciaux et à la nécessité d'entretenir une armée. Il se repose sur le fait que l'homme est un loup pour l'homme, mais avec un angle d'attaque aussi primal que brutal.

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le 22 juil. 2019

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