Ce tome est le troisième et le dernier d'une histoire complète qu'il faut impérativement avoir commencée par le premier acte. Il contient les épisodes 9 à 12, initialement parus en 2015/2016, écrits par Ed Brubaker, dessins et encrés par Sean Phillips, avec une mise en couleurs réalisée par Elizabeth Breitweiser.


En pleine nuit, Charlie Parish se rend dans le pavillon de son ex-femme pour y récupérer son pistolet de l'armée. Réveillée, son ex-femme lui adresse quelques paroles dénuées d'affection. Parish rentre à son bureau où rentre également Gil Mason. Il s'en suit une bagarre à main nue. Le récit revient sur le début de leur collaboration, et sur les obstacles qu'ils ont dû affronter.


Une fois leurs différences apaisées (façon de parler), ils expliquent l'un à l'autre où ils en sont de leur enquête respective sur l'assassinat de la starlette Valeria Sommers. Ce qu'ils ont réussi à trouver apporte un peu de lumière sur les motivations de plusieurs personnes, ainsi que les relations qui les lient. Charlie Parish reprend l'initiative et décide d'une conduite à tenir, d'actions à entreprendre pour choper le coupable.


À la première lecture, cette conclusion déçoit un peu. Le lecteur y trouve tout ce à quoi il s'attendait. Il y a les dessins toujours impeccables de Sean Phillips. Le lecteur retrouve une dernière fois ces personnages qu'il a appris à connaître : Charlie Parish avec sa carrure un peu épaisse, son visage souvent hébété, parfois sincèrement amusé, Gil Mason un peu empâté, parfois emporté, colérique, aigri. Phil Brodsky est toujours massif comme un joueur de football américain avec un visage dur, condescendant comme quelqu'un qui fait ce qu'il doit pour que les choses tournent sans grain de sable. Dottie Quinn reste cette femme à la tenue stricte, propre sur elle, dépourvue d'émotion. Maya Silver n'est pas encore blasée. Tous ces éléments, le dessinateur les fait passer par la gestuelle, par les expressions du visage, par le choix des habits. Mais le scénario contient beaucoup de face à face pour une discussion ou simplement 2 individus ne sachant trop que dire en présence de l'autre. Sean Phillips fait de son mieux pour concevoir et mettre en œuvre un plan de prise de vue qui donne de la vie à ces dialogues, il ne peut toutefois pas en diminuer le nombre.


Comme dans les tomes précédents, les personnages évoluent dans des lieux pleinement réalisés. Les auteurs réutilisent quelques sites déjà employés, mais sous des angles différents. Le bureau de Mason et Parish est toujours aussi masculin et fonctionnel, dénué de tout ornement superflu. Le bureau de Dottie Quinn est toujours aussi bien rangé, avec ses classeurs métalliques, et pas un dossier qui ne dépasse (à la différence de celui de Phil Brodsky). Mais pour des pièces aussi fonctionnelles avec peu d'éléments, Sean Phillips réussit à glisser quelques détails qui rendent compte des différences de personnalité entre leurs occupants.


L'artiste met en scène 2 réceptions avec tout ce qu'elles ont de belles toilettes, de foule qui se presse, d'individus irrémédiablement seuls au milieu de cette foule. L'intrigue emmènent à 2 reprises, les protagonistes en dehors d'Hollywood, une fois dans la propriété à l'écart d'Al Kamp, une autre fois dans un bungalow en bordure de plage. Grâce aux dessins, le lecteur ressent dans toute sa force le changement de lieu, l'ouverture de l'horizon sur la plage après l'urbanisme concentré de la ville, ou la présence de la végétation dans les bois entourant la propriété de Kamp, par contraste avec le béton et le bitume de la ville.


Comme dans les tomes précédents, la reconstitution historique est impeccable, donnant l'impression au lecteur d'être en 1948, que ce soit les tenues vestimentaires, les accessoires, le mobilier, les modèles de voiture, ou encore les chapeaux. Cette dimension reste également présente dans l'intrigue proprement dite avec un jeune Gil Mason qui contrarie Bugsy Siegel au jeu, ou un jeune Charles Parish qui n'obtient pas l'oscar du meilleur scénario qui est attribué à Herman J. Mankiewicz et Orson Welles pour Citizen Kane (1941). Il continue à y avoir des références au début de chasse aux sorcières contre les communistes. Charlie Parish souffre de trouble de stress post traumatique suite à son service en tant que soldat pendant la seconde guerre mondiale, sur le front en Europe. Le racisme contre les noirs et les mexicains et l'antisémitisme s'expriment de manière claire à 2 ou 3 reprises.


Ed Brubaker résout son intrigue en bonne et due forme, revenant sur l'histoire personnelle partagée par Charlie Parish et Gil Mason. Il désigne le coupable du meurtre de la starlette Valeria Sommers de manière claire. Il explicite la nature de la mission de l'agent Drake Miller. Le lecteur ressort de cette histoire avec la satisfaction d'avoir eu une explication pour chaque mystère, d'avoir lu une intrigue bien bouclée, et de savoir ce qu'il advient de chacun des principaux personnages. Il en ressort aussi avec une forme de manque, une impression désagréable. Comment ça, c'est tout ? Les explications ont parfois été un peu longuettes et un peu artificielles, le scénariste insistant lourdement sur les motivations de tel ou tel personnage.


Cette insistance finit par mettre la puce à l'oreille du lecteur. Pourquoi Brubaker consacre-t-il autant de cases à développer le passé entre Parish et Mason, rajoutant encore plusieurs couches de turpitude ? Et puis qu'est-ce que c'est que cette dernière page où l'un des personnages principaux sort dans la rue sous l'emprise de l'alcool, avec une bouteille de whisky et l'intention de boire jusqu'au coma éthylique ? Cette impression désagréable tenace provient d'une accumulation de petits détails. Quand Mason et Parish arrêtent de se taper dessus, leurs visages ne sont pas apaisés ; ils souhaitent juste passer à autre chose, mais la rancœur et plus encore l'amertume demeurent. Ils n'abandonnent pas leur comportement autodestructeur pour autant. Pire encore, alors qu'ils se sont mis d'accord pour trouver le coupable du meurtre de la starlette et le dénoncer, ils ne partagent pas la même motivation, l'un souhaitant rendre justice à la jeune femme décédée, l'autre souhaitant faire payer les salauds.


Effectivement l'amertume et l'acidité s'exhalent de plusieurs passages. Il y a le divorce de Charles Parish, qui fait de lui un perdant sur le plan sentimental. Il y a cet oscar qu'il n'a pas pu avoir même s'il avait été sélectionné, parce qu'il a été attribué aux auteurs de Citizen Kane. Il y a cette guerre dont il est revenu traumatisé. Il y a cette dette de jeu qui l'oblige à renoncer à sa carrière en travaillant pour un studio de cinéma de second ordre. Il y a l'état de cette société dans laquelle les protagonistes évoluent. Il faut dénoncer son voisin comme communiste de peur que ce soit lui qui vous dénonce. Il y a ces mafias qui imposent leur loi par la force, le crime, le meurtre. Il y a ces abus de pouvoirs de toute sorte, y compris par les représentants du gouvernement. Plus le studio de cinéma met en œuvre des actions pour produire des films qui font rêver, qui représentent un idéal, qui tendent à la pureté, plus l'envers du décor est pourri, trafiqué, véreux.


Cette sensation désagréable est en fait le malaise généré par un roman noir qui ne fait pas semblant. Les images de Sean Phillips sont marquées par l'encre noire qui ajoute de la noirceur, qui salit les visages, qui rend les environnements lugubres. Les pages sont rendues insidieusement cafardeuses par les camaïeux ternis qui montrent la réalité sous une lumière blafarde et incertaine. La plupart des personnages recherchent une échappatoire, une alternative à leur existence, ou alors ont renoncé et s'anesthésient à grand renfort d'alcool pour ne pas avoir à penser. L'un d'eux le dit explicitement : il a arrêté de penser au-delà du prochain verre. Ce prochain verre constitue son seul horizon dans le futur. Un autre désespère de se sentir vivant. Même ceux qui abusent de leur pouvoir n'arrive pas à en jouir à leur satisfaction.


Ed Brubaker et Sean Phillips avaient déjà écrit une série dans le genre polar, catégorie roman noir : Criminal, à commencer par Coward, une suite de nouvelles interconnectées. Avec The fade out, ils reviennent à ce genre, dans une forme plus aboutie. Il s'agit cette fois-ci d'un roman de par l'ampleur du récit, avec une distribution de personnages étalée sur toute l'échelle sociale (avec un gros paquet au bas de la classe moyenne), sur plusieurs générations, chacun étant le produit de sa culture et de ses expériences passées. Sean Phillips est magistral de bout en bout pour donner vie aux personnages et les faire évoluer dans des environnements crédibles, historiques et substantiels. Ed Brubaker est terrifiant de bout en bout pour montrer les individus prisonniers de leur milieu socio-culturel, soumis à des forces arbitraires sur lesquelles ils n'ont aucune prise, dans une réalité qui n'a aucun regard pour la vie de l'individu. Ce roman noir ne se contente pas d'être une reconstitution historique divertissante, c'est aussi un regard décillé sur les illusions de l'individu, la difficulté d'être, l'abus de pouvoir sous toutes ses formes, et par absence sur la nécessité d'une structure capable d'assurer un minimum de protection pour tous (car il n'y a pas de forts).

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le 6 avr. 2020

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