Ce tome est le dernier de la série. Il fait suite à Kissing Mister Quimper (épisodes 14 à 22 de la deuxième saison). Il contient l'intégralité de la troisième, c'est à dire les épisodes numérotés en ordre décroissant de 12 à 1. Il faut absolument avoir commencé par le premier tome.
Ce tome commence le 28 janvier 1999 (mais il y aura des retours en arrière, et des bonds en avant jusqu'en 2012) alors que Sir Miles Delacourt se recueille sur la tombe de Beryl Windham (surnommée Queen Mab, et amie de Lady Edith Manning). Jack Frost s'entraîne au combat rapproché avec Jolly Roger. Puis Elfayed le guide vers le chemin de l'illumination, grâce à une séance particulière de pilotage d'avion de chasse. Mister Six est de retour et il est sur la piste de Barbelith et des représentants de l'Église du Dehors (Outer Church). George Harper et Jack Flint ont repéré le Moonchild. King Mob se ressource à Ladakh avec Shanjeet. Une jeune femme internée est persuadée que Sir Miles a commandité l'assassinat de Lady Diana et elle cajole sa peluche. Et ces intrigues ne composent que la moitié du premier épisode. Le voyage vers le dénouement va être dense.
Grant Morrison a déclaré à plusieurs reprises qu'écrire les Invisibles lui avait servi de thérapie (et en plus, c'est le lecteur qui paye). Sans pouvoir déterminer la part de fanfaronnade contenue dans ces propos, il est certain que cette série correspond à sa démarche pour trouver un sens à la vie. Ce qui avait commencé comme un récit de révolte contre l'autorité établie et la traque aux conspirations de tout ordre avait déjà bien évolué dans la deuxième saison qui s'achevait sur une réflexion sur la société du spectacle.
Dans ce tome-ci, Morrison a encore fait évoluer son propos vers une thématique connexe, sans être similaire. Pour commencer tout au long de ces 12 épisodes les références diverses, variées et pointues abondent. Le lecteur passe ainsi de l'évocation de la mort de Lady Diana (et Dodi) sous le pont de l'Alma dans le cadre d'un complot, au Cluedo, en suivant de nombreux méandres. Il est possible de citer, dans le désordre et sans exhaustivité aucune, les Teletubbies, Joseph Goebbels, le messager de Nyarlathotep (King in yellow) d'HP Lovecraft, Ganesh & Shiva (déités hindoues), les tulpas (issu du bouddhisme tibétain), The Wicker Man et son utilisation dans le festival Burning Man, une référence au suaire de Turin, l'art de l'origami, le village du Prisonnier, le marquis de Sade, "I should be so lucky" de Kylie Minogue, "Ceci n'est pas une pipe" de René Magritte, etc. Le lecteur français remarquera aussi une allusion à un astrologue illuminé ayant prédit une catastrophe pour le 11 août 1999 : les dégâts occasionnés par la chute des débris de la station Mir prédite par Paco Rabanne. Et comme le réel n'est jamais suffisant, Morrison s'amuse comme un petit fou en rajoutant une couche telle que l'existence de loges anti-maçonniques pour contrecarrer l'influence des francs-maçons, le Graal Noir (opposé du Saint Graal) ou les slogans trop percutants pour être vrais tels que "everything is true, nothing is permitted". Cette maxime maline permet à Morrison de s'amuser avec le thème de la schizophrénie comme adaptation normale de l'individu pour pouvoir supporter la nature multiple de la réalité, de plus en plus perceptible et inexorable à l'aube du vingt-et-unième siècle. Le lecteur repère là l'aboutissement de la réflexion commencée avec les références à KALI (Siva de Philip K. Dick) et développée avec la thèse du langage comme arme ultime. Cette impossibilité d'embrasser l'entièreté de la réalité est encore reprise sous la forme de l'illusion d'optique du dessin représentant à la fois 2 visages tournés l'un vers l'autre et un vase. Soit le spectateur voit l'un ou l'autre, mais il ne peut pas voir les 2 en même temps.
La partie graphique se démarque du style propre sur lui et tout en détails de la saison 2. Les illustrateurs sont les suivants : Philip Bond pour les épisodes 12 (illustrations), 11 à 9 (finitions) et Warren Pleece (dessins des épisodes 11 à 9), Sean Philips pour les épisodes 8 à 5 (dessins) et Jay Stephens (encrage des épisodes 8 à 5). Les épisodes 4 à 2 sont illustrés par plusieurs artistes qui se répartissent quelques pages chacun : Steve Yeowell, Ashley Wood, Steve Parkhouse, Philip Bond, Jill Thompson, John Ridgway, Rian Hughes, Paul Johnson, Michael Lark, Chris Weston, Pander Bros., Cameron Steqart, Mark Buckingham et Dean Ormston. Et l'épisode 1 est dessiné par Frank Quitely et encré par John Stokes. Les 4 premiers épisodes (12 à 9) sont dessinés dans un style moins réaliste que celui de Phil Jimenez et Chris Weston, avec des silhouettes et des contours un peu plus exagérés par un encrage plus appuyé. Cela n'empêche pas les cases de contenir les éléments visuels, imposés par le scénario. La composition de chaque page est claire, les ambiances sont très anglaises, et le style n'a pas grand-chose de commun avec celui des superhéros (ouf !). Sean Philips privilégie encore plus les ambiances aux détails et il s'en sort très bien. Ce parti pris graphique s'avère adapté au scénario qui privilégie les moments d'introspection à l'approche de la mort d'un des personnages. Les 3 épisodes illustrés à plusieurs s'accordent parfaitement au scénario qui multiplie les points de vue. C'est un exemple parfait de la forme s'accordant au fond, des styles différents qui traduisent des perceptions différentes de la réalité en fonction des personnages. Frank Quitely délivre des planches faciles à lire malgré la complexité du scénario, aux illustrations pas tout à fait aussi délicate que d'habitude dans la mesure où il ne s'encre pas lui-même. Il faut également mentionner le travail de Brian Bolland pour les 12 couvertures plus celle du recueil : il s'est surpassé dans l'inventivité et messages codés. Par exemple celle de l'épisode 8 propose une statue amalgamant Shiva et Ganesh et tenant 6 objets renvoyant à autant de thèmes du récit : grenade (violence et destruction de la révolution entamée par les invisibles), origami, oeil dans la pyramide, rouge à lèvres (celui de Lord Fanny), couronne du trône d'Angleterre) et machine à écrire (du scénariste, mais aussi de Gideon Starorzewski). Celle de l'épisode 2 est une variation sur le motif des 2 visages et du vase.
Est-il possible de comprendre ce dernier tome ? Ce n'est pas sûr, mais par contre Grant Morrison fait l'effort de conclure dans la dernière page avec une phrase qui ne laisse planer aucun doute sur le thème principal de cette troisième saison : "our sentence is up". Il s'agit d'un jeu de mots intraduisible sur le terme "sentence" qui est à la fois une phrase, et une sentence de jugement (une peine à exécuter). À plusieurs reprises, Morrison aborde la question de la liberté individuelle face à la société, mais aussi à un éventuel destin. Il apparaît qu'à ses yeux l'avènement de l'ère informatique entraîne de fait l'omniprésence du supercontexte (omniprésence de l'information de toute nature), ce qui constitue la vraie révolution pour l'être humain et sa condition. Ainsi, Morrison donne son point de vue et sa réponse à la question existentielle de base : pourquoi tout plutôt que rien ? Bien sûr la densité narrative, et la structure en graphe fortement maillé font que les thèmes secondaires sont légion, sans être moins ambitieux. Il aborde par exemple la nature de la relation à autrui dans le cadre de la société, de façon magistrale. Et bien sûr, le lecteur reste avec beaucoup de questions sur les bras, telles que le sens réel des 3 personnages de l'harlequinade, ou le rôle du mantra Namu Amida Butsu. Mais Morrison donne une piste de solution dans le dernier épisode : si comme Jack Frost le lecteur n'a pas compris, il n'a qu'à recommencer (la lecture de la série).