Ce tome fait suite à Le club des prédateurs T01 Le Bogeyman (2016) qu’il faut avoir lu avant car il s’agit d’une histoire complète en deux tomes. Il a été réalisé par Valérie Mangin pour le scénario, et par Steven Dupré pour les dessins, la mise en couleurs ayant été réalisée Roberto Burgazzoli. Il comporte cinquante-deux pages de bande dessinée.
Londres en 1865. Dans un quartier défavorisé, traversé par une ligne de chemin de fer, Jack, ramoneur, se tient sur la voie ferrée face à la locomotive à charbon qui arrive à vive allure. Il semble comme en transe, un cri retentit à côté. Il finit par se jeter de côté au dernier moment, sous le regard horrifié de son amie Polly. Cette dernière lui dit qu’il aurait pu se faire tuer. Il lui répond sèchement de s’occuper de ses affaires, car il mérite de mourir. Il n’a pas sauvé son père, ni Peter, ni les autres. Le bogeyman les a eus. Tous ! La femme sourit : ses petits n’ont pas été mangés par le croquemitaine. Ils ne sont plus ici parce que mister Roberts leur a donné du travail à la campagne, c’est tout. Ils sont bien mieux là-bas, c’est le paradis à côté d’ici. Et puis le croquemitaine ! Elle se demande comment un grand garçon comme Jack peut encore croire aux contes de fées. Dans le luxueux appartement de Piccadilly, Elizabeth est assise sur le sofa de sa chambre, en chemise de nuit, la tête tournée vers la fenêtre, observant la rue sans bouger. Annie, la fille du cuisinier Thomas Borders, entre doucement et lui demande si elle veut bien encore lui lire l’histoire de Cendrillon et de ses méchantes sœurs. Elizabeth reste mutique sans bouger, sans quitter la rue du regard. Annie se demande pourquoi elle regarde la rue. Elle sait : Elizabeth attend son prince charmant. Il va venir pour la réveiller comme la belle au bois dormant.
On toque à la porte. Annie court se cacher dans l’armoire. Charles Shepherd entre dans la chambre pour s’enquérir de la santé de sa fille. Elle ne répond pas, elle ne bouge pas. Il lui indique que le docteur Edward Balfour est avec lui, il est venu pour l’examiner. Charles se retire pour laisser le médecin faire son travail. Balfour parle à haute voix, comme s’il s’adressait à Elizabeth. Il constate qu’elle n’a pas progressé depuis la dernière fois. Elle a bu son verre de lait, c’est tout, mais elle ne mange toujours pas. Elle réagit autant que les corps dégénérés qu’il dissèque devant ses étudiants. La seule différence, c’est qu’elle est plus appétissante. Elle n’est plus que de la chair tendre avec des réflexes : un petit poulet sans tête. Il en conclut que le pauvre Charles n’aura jamais de petit-fils. Puis le médecin sort de la pièce et va rendre compte au père qui se désole : si seulement elle pouvait raconter ce qui lui est arrivé. Mais même soumis à un interrogatoire avec violences, le cocher n’a pu que répéter qu’il n’avait rien vu, rien entendu. Le docteur indique qu’il va prescrire d’autres drogues à Liz. Dehors dans la rue, Jack passe en se maudissant. Elizabeth le repère depuis sa fenêtre et le considère avec un visage déformé par la haine.
Un diptyque très noir mêlant un croquemitaine qui enlève des enfants dans les rues de Londres, et le travail des enfants dès neuf ans dans des usines comme les filatures. Piégée par Jack et Peter, Elizabeth Shepherd a pu voir le croquemitaine ce qui l’a traumatisée et plongée dans un mutisme total. La scénariste n’a pas fait mystère de l’identité du bogeyman et de l’organisation qu’il y a autour, et le lecteur suppose que les deux jeunes adolescents, Elizabeth et Jack, vont réussir à neutraliser les membres du club des prédateurs, avec quand même une incertitude, car la noirceur du récit n’exclut pas la possibilité d’un échec pour les gentils. Il replonge d’entrée de jeu dans ce Londres industriel et pauvre avec la première séquence. Le coloriste continue de jouer sur des teintes un peu sombres et un peu délavées, une ambiance lumineuse déprimante, remarquablement exécutée. Ces teintes plombent les pages, sans en obérer la lisibilité. Chaque détail ressort dans la case, sans que l’atmosphère ne les étouffe. Il joue sur les teintes de gris avec un peu de vert kaki, pour un effet verdâtre-grisâtre très déprimant. Comme dans le tome un, il utilise des bruns pour les séquences se déroulant chez les Shepherd ou dans le club des prédateurs : une sensation plus cossue, mais aussi feutrée un peu étouffante et également pesante à sa manière. Il met en œuvre des effets spéciaux avec discrétion et à bon escient : un motif de boiserie sur les murs, un motif de carrelage dans une pièce très particulière qui doit pouvoir être lavée à grande eau, un léger floutage pour indiquer la vitesse du train.
L’implication de l’artiste reste également au haut niveau du tome un. Cela commence avec la vue du ciel du quartier défavorisé : il ne manque pas une maison, pas une cheminée, pas une tuile, pas un panneau vitré ou métallique sur le toit des usines. Les descriptions en extérieur contiennent un fort niveau de détail et de précision : les traverses de la voie ferrée et le ballast, les arcades de la rue dans Piccadilly, les grilles en fer forgé, les modèles de lampadaires, le pavage de la rue avec des zones inégales attestant du passage des véhicules lourds, la magnifique vue du dessus inclinée des marches du parvis de la cathédrale Saint-Paul et sa façade (sans oublier les volatiles évoluant gracieusement dans le ciel), la terrasse du bâtiment désaffecté dans lequel Jack a élu domicile avec la végétation qui s’invite par endroit, la terrifiante balade sur les toits rendus glissants par la pluie, la cour en terre battue gorgée d’eau de pluie, les murs en brique, les cheminées bien noires, etc. Ces descriptions minutieuses et bien documentées donnent à voir une vraie ville dans la diversité de son urbanisme et dans la réalité de ses différentes composantes, chaussées, façades, architectures, etc. L’investissement graphique ressort au même niveau pour les intérieurs : la qualité du sofa dans la chambre d’Elizabeth, sa commode avec le broc, la cuvette et sa poupée, le beau bureau, le fauteuil capitonné, la cheminée avec son manteau et sa pendulette, les rayonnages de la bibliothèque et leurs livres, la plante verte en pot, tout cela dans la pièce de travail de Charles Shepherd, le hall d’entrée spacieux de la maison avec son lustres dans une vue de dessus très réussie, un confessionnal dans la cathédrale, le dallage du sol de l’édifice religieux, les fauteuils à dossier haut ou bas, les riches tapis, la belle cheminée du club des prédateurs, la cuisine de Thomas Borders avec ses ustensiles, les fourneaux et les plans de travail, la terrifiante pièce avec les enfants dans des cages, la demeure abandonnée où loge Jack vue avec les yeux émerveillés d’Annie, etc. Là aussi, la qualité descriptive des dessins et l’attention portée aux détails donnent à voir des lieux reconstitués avec soin, dans lesquels le lecteur se projette tout naturellement.
Dans la continuité du premier tome, le scénario se place dans un registre plus réaliste qu’une aventure tout public. À l’évidence, deux jeunes adolescents ne vont pas pouvoir démanteler le club des prédateurs en se montrant juste idéalistes et plein d’entrain. La révolte et le désir de vengeance de Jack ne lui servent à rien pour savoir comment s’y prendre, ce qui le rend encore plus déprimé, voire dépressif. Il fait montre à plusieurs reprises d’une attitude suicidaire, que ce soit devant le train, ou sur les toits glissants. Sa rage ne le rend pas plus intelligent et la culpabilité le ronge, un conflit psychique irrésoluble. Cela donne lieu à une séquence de onze pages (pages 25 à 35) singulière : Jack se heurte à ses limites, oscillant entre autodestruction et tentatives de prise d’initiative inefficace, une séquence durant laquelle il se parle à haute voix, un plan de prise de vue remarquable pour montrer comment se matérialise cet état d’esprit. De son côté, Elizabeth Shepherd éprouve avec force un syndrome de stress post traumatique, qui est lui aussi montré plutôt qu’exposé par du texte. Jack exprime bien l’aboutissement du conflit psychique qui les habite : La solution, il n’y en a qu’une seule, devenir un monstre parmi les monstres.
La scénariste entretient le suspense avec habileté, le lecteur sachant que le récit va vers une confrontation et une résolution à l’occasions de l’immonde banquet du club des prédateurs, entretenant l’espoir que les jeunes adolescents sauront parvenir à prendre en défaut ces adultes, tout en se disant que ce n’est pas possible. D’un côté, Elizabeth a su imaginer un plan simple et efficace, mis en œuvre avec l’aide de Jack : de l’autre côté, c’est trop beau pour être vrai. Le lecteur se souvient que ce n’est pas juste des gentils contre des méchants, le récit constitue également une métaphore de l’exploitation des enfants dans les usines, le travail des mineurs dans une société où les propriétaires emploient sans vergogne les ouvriers et leur progéniture pour des salaires indignes. À nouveau Jack exprime bien l’ignominie du système : Les riches vont exploiter les pauvres comme des bêtes : ils vont travailler comme des bœufs et puis finir en plat de résistance ; les riches seront encore plus riches, et tout ce que les ouvriers auront pour se consoler, c’est du mauvais vin. La dernière case s’avère très parlante quant à l’avenir de cette forme de prédation.
La seconde moitié de ce diptyque s’avère aussi réussie que la première : un récit très noir de croquemitaine, sur fond de travail des enfants dans la société britannique. La très grande qualité de la narration visuelle agrippe le lecteur et le projette dans cette ville à cette époque comme s’il y vivait. Le scénario joue avec les attentes du lecteur et sa propension à essayer d’anticiper l’intrigue en fonction de la tonalité de la narration et des capacités supposées des héros. Deux jeunes adolescents peuvent s’opposer à un club de prédateurs, mais le lecteur peut-il espérer qu’ils les vainquent ? Qu’ils déjouent des adultes bien organisés et bien implantés dans la société ?