Ce tome regroupe les épisodes 6 à 12 de la série mensuelle, parus en 2010. Il fait suite à Tommy Taylor et l'identité factice (épisodes 1 à 5) qu'il faut avoir lu avant. Tous les scénarios sont de Mike Carey, et les illustrations de Peter Gross, avec des finitions de Jimmy Broxton pour les épisodes 10 & 11, de Kurt Huggins et Zelda Devon pour l'épisode 12.


Épisodes 6 à 11 - Suite au massacre dans la Villa Diodati, Tom Taylor est envoyé en prison pour détention préventive. L'une des victimes étant de nationalité française, l'état français réclame le droit de le juger, ce que lui accorde un juge suisse, trop content de se débarrasser de ce cas encombrant. Tom Taylor se retrouve dans la Maison d'Arrêt de Roncevaux. Il partage sa cellule avec Richie Savoy. Il est accueilli franchement dans la prison par Claude-Louis Chadron le directeur qui lui précise explicitement qu'il n'aura pas droit à un traitement de faveur. Tous les soirs, Chadron lit un chapitre des aventures de Tommy Taylor à ses enfants. De son coté, Lizzie Hexam interroge les livres pour savoir ce qu'elle doit faire pour venir en aide à Tom Taylor. Ce dernier continue à voir des choses étranges telles que le monstre de Frankenstein, ou même Roland (celui de La chanson de Roland).


Épisode 12 - Un lapin du nom de Pauly Bruckner essaye de s'enfuir d'un jardin peuplé d'animaux doués de parole, se comportant comme dans un livre pour enfants. Il part à la recherche d'Eliza Mae Hertford (Miss Liza).


Évidemment la scène d'ouverture avec Roland le Preux (certainement le 15 août 778) guide le lecteur sur l'intention de Mike Carey avec cette série, et ce tome en particulier. Il s'agit de parler de littérature et des liens des ouvrages avec la réalité. Il y a donc la Chanson de Roland et la question de la véracité historique, et plus tard (épisodes 10 & 11) l'utilisation abusive de Le Juif Süss de Lion Feuchtwanger, et pour finir avec une parodie des contes de Peter Rabbit de Beatrix Potter. Carey réalise un numéro de funambule impressionnant. Dans sa volonté d'évoquer des monuments de la littérature, il doit prendre en compte que ses lecteurs n'ont qu'une connaissance superficielle de ces ouvrages, voire n'en ont jamais entendu parler. Il doit donc trouver le juste équilibre entre les présenter suffisamment pour que ses références aient un sens pour ceux qui ne les connaissent pas, mais sans les paraphraser ni aligner des lieux communs pour que ceux qui les connaissent n'aient pas le sentiment de lire un livre de vulgarisation à destination des enfants. Ici l'utilisation de la Chanson de Roland sert d'illustration de la manière dont un récit est construit avec une visée politique qui est oubliée au fil des siècles pour que le texte finisse par être assimilé à un témoignage de l'époque au premier degré, ce qu'il n'est pas. Pour moi, Carey a parfaitement atteint son objectif sans pédantisme : montrer comment un texte change de valeur, comment une propagande politique se transforme abusivement en un récit historique au fil du temps. L'utilisation du "Juif Süss" est tout aussi remarquable de didactisme et de concision. Le lecteur a le plaisir du divertissement apporté par une aventure, tout en bénéficiant d'un à coté didactique jamais pesant. Carey donne l'envie au lecteur d'en savoir plus, ce que j'ai fait en allant consulter une encyclopédie. L'hommage à Beatrix Potter est plus rapide et sert essentiellement de ressort comique, avec toujours la mise en évidence de quelques aspects la personnalité de l'auteur. Carey met en évidence avec élégance les circonstances qui ont façonné la naissance de l'oeuvre.


Les tribulations de Tom Taylor ne se limitent pas à un prétexte pour parler de relations entre auteur, oeuvre, histoire et réalité. La nature de Thomas Taylor le rend indissociable de l'écriture, de la littérature et de l'imagination ; toutefois ses aventures constituent bien la composante principale du récit. Mike Carey a placé son personnage principal au coeur d'une intrigue à la fois facile à concevoir pour le lecteur (Thomas & Tommy sont le lien entre la réalité quotidienne et la réalité imaginée des oeuvres de fiction), et à la fois propice aux bouleversements imprévisibles. S'il est possible de discerner un affrontement manichéen entre bons et méchants, les enjeux ne se découvrent que petit à petit et les héros sont à la fois pris au piège d'une guerre de grande envergure, et capables d'actions imprévisibles pouvant en changer le cours. Carey s'amuse beaucoup à entremêler la vie de Thomas Taylor avec celle de son double de fiction par le biais des livres fictifs de son père, mais aussi par les conséquences de l'existence desdits livres (à commencer par la célébrité de Thomas) dans une forme de rétroaction qui fait que les 2 aspects se nourrissent l'un l'autre.


À nouveau Carey se montre d'une ingéniosité épatante en insérant des facsimilés de page web dans la narration. Il s'agit d'un pari risqué puisqu'un lecteur de bande dessinée a une réaction de rejet viscérale dès qu'il tombe sur une page de texte. Or dans ce contexte, ces pages internet fictives permettent à la fois de découvrir les réactions diverses du monde "réel" aux avanies subies par Tom Taylor (comme Frank Miller se servait de la télévision dans Batman Dark Knight returns en 1986), mais aussi de créer une mise en abyme vertigineuse par le biais de ces pages fictives qui comprennent des liens hypertextes laissant imaginer des portes de communication vers des ailleurs toujours plus virtuels.


La page de garde qualifie Peter Gross de co-auteur, au même niveau que Mike Carey. S'il semble bien que la structure narrative et les thèmes proviennent de Carey, Gross a eu un travail de conception graphique peu commun à effectuer. Dans l'introduction du premier tome, Carey expliquait que c'était Gross qui l'avait convaincu de transformer la première scène en livre illustré avec une prépondérance des images sur le texte (plutôt que l'inverse - prépondérance du texte - qui était ce qu'avait envisagé Carey). Dans ces épisodes, le lecteur retrouve un ou deux extraits des livres de Tommy Taylor avec cette même présentation et ce style graphique un peu différent. Gross introduit des modifications dans son style pour les 2 passages mettant en scène Roland. Il effectue la mise en page pour les épisodes 10 & 11 qui se situent à une autre époque, avec Broxton qui apporte une apparence différente pour transcrire la spécificité de cette nouvelle ambiance. L'apport de Huggins et Devon est encore plus significatif pour évoquer les délicats dessins aquarellés de Beatrix Potter.


Le travail de Gross est à la fois remarquable pour la cohérence visuelle qu'il arrive à imposer malgré les éléments hétéroclites, et trompeur en apparence. Effectivement le lecteur a sous les yeux des dessins pas très jolis, parfois presque simplistes. Il a recours régulièrement au raccourci qui consiste à dessiner les décors uniquement lors de la première case d'un dialogue, puis à laisser les fonds vierges de tout élément dans la suite du dialogue. Il simplifie parfois certains détails (par exemple des éléments de maçonnerie) jusqu'à se rapprocher de l'esquisse ou d'une représentation plus symbolique que réaliste. Ces apparences parfois frustes ne gâchent pas le plaisir de la lecture car Peter Gross a développé une approche visuelle élaborée et sophistiquée, à la structure adaptée. Au-delà du dispositif basique consistant à changer le style graphique en fonction des époques et du niveau de réalité, la simplicité des formes lui permet de faire coexister les éléments les plus réalistes (vêtements ordinaires, armes à feu, chambre d'enfants avec décoration correspondante) avec les éléments les plus fantastiques tels Mingus le chat ailé ou le monstre de Frankenstein. Il n'y a pas de hiatus malgré l'hétérogénéité des parties, pas de solution de continuité visuelle entre ces 2 types d'éléments, malgré leur appartenance à des registres fictifs différents. Cette apparence parfois un peu simpliste masque l'intelligence de la construction graphique ; c'est même cette simplicité qui permet de faire exister le décor fantomatique du passé des épisodes 10 & 11, ainsi que de donner une apparence à la perversion des intentions de l'auteur, l'imposition par la force d'un faux-sens au texte, insérant un sens ulcéreux au sein du texte du "Juif Suss". C'est l'ensemble (différence de styles graphiques, simplicité apparente) qui permet de rapprocher progressivement Thomas, Lizzie et Richie, de leur contrepartie livresque (Tommy, Sue Sparrow et Peter Price).


Il s'agit donc d'un récit d'aventure facile à lire, avec une analyse complexe des relations entre la création et la réalité perçue par l'auteur. En cherchant bien, il subsiste quelques défauts : les phrases en français dans le texte sont gauches et il y a des fautes grossières dans le texte en allemand ("lied" en lieu et place de "leid" dans l'expression "Es tut mir leid."). Mais le lecteur passe bien vite sur ces menus détails devant la découverte de l'intelligence de ce divertissement sophistiqué et vif.

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le 4 avr. 2020

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