Ce tome fait suite à The wound (épisodes 36 à 41). Il faut avoir commencé la lecture de la série par le premier tome. Celui-ci contient les épisodes 42 à 49, initialement parus en 2013, conçus par Mike Carey & Peter Gross, écrits par Carey, dessinés par Gross, avec des finitions de Dean Ormston pour les épisodes 45 & 46. La mise en couleurs a été réalisée par Chris Chuckry.
La séquence d'ouverture montre ce qui s'est passé quand Didge (Sandra Patterson, inspectrice de police australienne) a brièvement disparue dans le tome précédent. Puis elle, Tom Taylor, Daniel Armitage et Shrdlu Silverhoof (une licorne) prennent un pot à la terrasse d'un café. Ils décident de se rendre à Hanged Rock dans l'outback, pour que Tom Taylor puisse passer dans l'autre monde, et aller chercher Lizzie dans celui des morts
Non seulement leur tentative réussit, mais en plus Tom est accueilli par Leon et Cosi Sara Cadron, les enfants de Claude-Louis Chadron (voir le deuxième tome Inside man). Pendant son absence, Richie Savoy va aider l'inspectrice Patterson à résoudre un cas d'infestation de zombies.
Voilà un tome riche en événement : Tom Taylor part à la recherche de Lizzie en enfer, il y rencontre plusieurs personnages de la littérature dont Karl Friedrich Hieronymus Freiherr von Münchhausen (de Rudolf Erich Raspe), les sœurs Bennet (Elizabeth, Marianne et Emma, voir Orgueil et préjugés de Jane Austen). Il y retrouve plusieurs personnages de la série. Daniel Armitage prend un risque en franchissant un portail. Il y a même une infestation de zombies.
Ce premier niveau de lecture propose une aventure nourrie de multiples rebondissements, avec un peu de magie, un royaume surnaturel, des personnages hauts en couleur. Carey & Gross racontent avant tout une histoire pour divertir et le compte y est. Les rebondissements sont multiples et originaux, les situations mettent les personnages dans des positions dangereuses. Les auteurs savent s'y prendre pour faire émerger la personnalité de leurs protagonistes.
Les dessins de Peter Gross portent bien la narration. Ils sont faciles à lire, sans être creux. Les personnages disposent d'une apparence facile à mémoriser, sans qu'ils n'en deviennent caricaturaux. L'artiste conçoit ses mises en scène pour que les scènes de dialogues restent vivantes, sans se réduire à une enfilade de cases avec uniquement des têtes en train de parler. Le travail d'accessoiriste est réalisé avec compétence et un bon sens de l'à-propos, sans tomber dans le remplissage.
D'épisode en épisode, le lecteur apprécie la diversité des lieux et des situations. Le savoir-faire de Peter Gross s'exprime dans sa capacité à amalgamer des éléments très disparates dans une image capable de les faire coexister ensemble (par exemple Taylor, Patterson et Armitage attablés en terrasse, alors que des badauds prennent la licorne blanche en photographie). Si cela n'a l'air de rien comme ça, les situations multiplient les appariements contre nature. Ainsi Richie Savoy se fait draguer par le spectre de Miriam Waltzer dans une scène qui semble aller de soi. Tom Taylor et les enfants Chadron sont sous la coupe d'un lapin anthropomorphe (Pauly Bruckner) qui les intimide, sans pour autant être bardé de muscle.
Peter Gross se montre encore plus impressionnant lors des scènes qui exigent une direction d'acteurs toute en nuances. Tom Taylor se retrouve face aux 3 sœurs Bennet qui sont dans un état extrême de dénuement matériel. Leur langage corporel et leurs expressions de visage attestent à la fois de leur résignation à cet état, ainsi que d'une forme de candeur dépourvue d'ingénuité, les rendant très troublantes dans leur féminité, sans aucune nudité. La difficulté de représentation visuelle monte encore d'un cran quand elles se proposent de manger une licorne qui parle encore. Cette scène est très représentative de la verve des auteurs, et de leur habileté.
En effet, le lecteur n'est pas venu pour découvrir une simple aventure, même s'il se régale à la découverte de toutes ces péripéties. Il sait aussi que les auteurs vont continuer à l'emmener dans cette exploration du rapport entre les histoires et la réalité. Plutôt que de rédiger un pensum ennuyeux, les auteurs continuent de mettre en pratique ce qu'ils analysent. C'est ainsi qu'ils conservent la forme d'une aventure au premier degré, et des respirations humoristiques régulières. Le sort de la licorne constitue un beau moment d'humour noir, avec des dessins qui en neutralisent l'aspect gore, pour ne conserver que la dimension comique. Le fait que les personnages soient à la merci d'un lapin anthropomorphe ne manque pas de piquant.
Ce n'est pas la seule séquence qui mélange des personnages humains, avec des manifestations à la croisée du surnaturel et de la magie. Tom Taylor effectue un bout de chemin avec le Baron de Münchhausen et ce dernier relève le défi de faire croire à son destrier qu'il peut voler. Carey reproduit avec nuance toute la personnalité du Baron. Avec Peter Gross, ils créent une séquence mêlant poésie et humour, pour un résultat magnifique et enchanteur. La réaction de Cerbère à l'arrivée de Tom Taylor mérite également le détour. Leur sensibilité leur permet de mettre en scène Charon de manière originale et amusante, sans tomber dans la parodie ou les blagues potaches.
Avec ce tome, le lecteur constate aussi que les auteurs font fructifier avec dextérité la mythologie interne du récit. Il faut un petit instant pour replacer Cosi Sara et Leon Chadron (pas vus depuis une trentaine d'épisodes), mais cela s'avère finalement facile grâce à la forte identité de chaque séquence. Ce jeu de références internes conserve son aspect ludique, sans devenir une corvée, car les auteurs ont conféré une véritable personnalité à leurs protagonistes. C'est donc un plaisir que de reprendre contact avec Miriam Waltzer (co-créatrice du proto superhéros The Tinker), ou encore avec Madame Rausch, et quelques autres. Ainsi l'intrigue générale de la série (l'état du Léviathan) progresse, les liens entre les uns et les autres évoluant.
Intégrés de manière naturelle à cette intrigue, et aux faits et gestes des protagonistes, se trouvent les réflexions relatives aux histoires et au langage. L'intervention de personnages de la littérature classique reste toujours une source de divertissement, dans la mesure où les auteurs savent capturer leur essence, et la restituer, ce qui est le cas ici. Le passage en Australie débouche tout naturellement sur un conte aborigène. Mike Carey en a troussé un "à la manière de" tout à fait dans le ton. Peter Gross modifie son mode de représentation, pour se calquer sur celui des peintures aborigènes, avec aisance et respect. Cette séquence fonctionne parfaitement. Tom Taylor accède donc au temps du rêve.
Était-il besoin de trainer les héroïnes du roman de Jane Austen en enfer, de les réduire à mendier pour manger ? Le lecteur de comics sait pertinemment que ces pauvres dames ont déjà subi bien pire, même d'être confrontées à des zombies : Pride and Prejudice and Zombies, adapté du roman de Seth Graham-Smith. Il y a là un commentaire direct sur le fait que les œuvres d'art n'appartiennent plus à leur créateur dès qu'elles sont soumises au public, et que ce dernier n'éprouve aucun remord à les dégrader ou à les salir.
L'irruption de zombies dans la narration évoque la série à succès Walking Dead de Robert Kirkman et Charlie Adlard. Cette intégration peut apparaître comme gratuite, sauf si le lecteur se souvient du début de la série. Wilson Taylor (le père de Tom, et l'auteur des romans fictifs de Tommy Taylor) a construit de toute pièce ses romans pour qu'ils parlent au plus grand nombre, et qu'ils accèdent au rang pièce de la culture populaire mondiale. L'objectif des auteurs était d'ainsi créer un commentaire sur le phénomène bien réel des romans de J.K. Rowlins et son héros Harry Potter. L'apparition de zombies participe du même objectif d'évoquer le succès de Walking Dead et de son rapport avec l'imagination des lecteurs ou des spectateurs.
En termes de regard pénétrant porté sur la fiction, le moment le plus révélateur survient dans l'épisode 49 quand le diable (enfin une forme d'incarnation du diable) soumet Tom Taylor à la tentation, en le faisant contempler une métropole moderne. Il lui demande ce qu'il voit. Tom Taylor décrit à haute voix la cité, et ce diable lui demande s'il n'a pas envie de voir ce qu'il y a derrière les mots, la réalité même en direct, sans l'intermédiaire des mots. Mike Carey et Peter Gross touchent au cœur de leur dialectique sur la nature du langage, son rapport à la réalité, le fait que dès qu'une personne s'exprime avec des mots, elle crée une histoire. Plutôt de se lancer dans une longue explication philosophique, les auteurs mettent ce concept en scène par le biais d'une histoire en image, avec une grande efficacité dans la clarté.
À nouveau, Mike Carey et Peter Gross emmènent le lecteur dans une aventure échevelée et imaginative, d'une grande inventivité pour l'intrigue, d'une grande fluidité pour la narration visuelle. Ils ne cèdent rien en ce qui concerne la profondeur de leur propos, toujours exposé, ou plutôt raconté avec la même élégance, et la même sensibilité.