L'histoire est désormais connue : Hergé, lors de sa première séance d'analyse où il venait traiter le sentiment de culpabilité qui le rongeait du fait de son adultère, s'entendit dire "qu'il fallait qu'il tue le démon de la pureté en lui". Un conseil auquel, comme tout artiste d'envergure, il s'employa immédiatement à appliquer dans le livre sur lequel il travaillait, "le Museau de la Vache" (un joli titre malheureusement jugé anti-commercial par Casterman, qui imposa un "Tintin au Tibet" beaucoup plus passe-partout)... et qu'il trahit évidemment, le "démon de la pureté" faisant intimement partie de lui depuis toujours ! Tintin, surnommé "Coeur Pur" par les moines tibétains va en effet réussir, envers et contre tout - et surtout contre l'opinion de ses amis comme des experts de l'Himalaya - son ascension vers les sommets (qui venaient juste à l'époque d'être vaincus, rappelons-le) et sa quête d'un ami perdu. Fidèle à ses engagements, ne cédant jamais à ses sentiments intimes s'il les juge faibles, Tintin est ici un "héros absolu", l'antithèse de ce que Hergé pense de lui-même. "Tintin au Tibet", tentative de psychanalyse ratée (encore que, le transfert a-t-il eu lieu, quelque part ?), est l’œuvre la plus personnelle d'Hergé, délaissant de manière stupéfiante les ressorts habituels des Aventures de Tintin... hormis bien sûr l'avalanche constante de gags qui incombent cette fois totalement au Capitaine Haddock puisque ni les Dupondt, ni Tournesol ne sont du périple. Il a souvent été considéré par les exégèses comme le chef d’œuvre d'Hergé, une opinion à mon sens discutable : plus adulte, oui, plus émotionnel sans doute (comptez les larmes qui coulent, il y en a plus que dans tout le reste des albums de Tintin), mais pas toujours le plus passionnant. On peut ainsi trouver que les 20 premières pages de l'album, hormis bien sûr l'introduction stupéfiante avec le rêve prémonitoire et les "Tchang" explosifs, sont un peu longuettes (on peut aussi y trouver certaines similitudes avec le parcours du "Temple du Soleil"). Il est néanmoins indiscutable que quand "l'action" se met en place, avec l'arrivée dans les plus hautes altitudes et l'apparition du Yéti, "Tintin au Tibet" frôle la perfection : la mort rôde, le désespoir est perceptible, le sacrifice ultime est une option, la montagne est magiquement recréée par Hergé et ses collaborateurs. Et la fin est superbe, prenant acte que l'amour de son prochain (ou l'amour paternel / fraternel) ne saurait être circonscrit à l'espèce humaine. Ou bien, si l'on creuse la veine psychanalytique, que "l'Autre" en nous-même n'est pas un monstre. En 1960, Hergé était arrivé lui aussi à un sommet. Il quittait sa femme, emménageait avec Fanny, mais - et nul ne s'en rendait alors compte - après ce triomphe, artistique comme commercial d'ailleurs, Tintin, ce ne serait plus jamais pareil. [Critique écrite en 2017]