Hergé, mon vieux, tu as le génie insolent : du haut de tes 69 piges, tu te permets de crayonner un album complètement improbable, juste pour le plaisir ... et le pire, c’est que ça marche !
Quand tu regardes tes 22 albums de Tintin, tu te dis qu’il y a une intrigue qui est restée un peu légère, c’est l’aventure sud-américaine au San Theodoros, avec l'Oreille Cassée et Coke en Stock : aussitôt fait, tu catapultes Tintin dans un pays qu’il n’a pas visité depuis presque 40 ans, mais dans lequel il retrouve tous ses amis comme s’ils s’étaient quittés hier, Pablo en tête ! Et ça, ça te fait rire.
Ensuite, tu te dis que Rastapopoulos et Allan ont dégusté au tome précédent, mais que Tapioca et Alcazar s’en sont un peu trop bien tirés jusqu’à présent : et bam, voilà Alcazar qui fait la vaisselle avec son tablier rose, et Tapioca renversé par trois carnavaleux armés de cotillons en papier mâché !
Enfin, tu regardes les premières aventures de Tintin et tu remarques qu’il est quand même toujours bonne pomme, le petit reporter belge, d’aller crapahuter aux quatre coins du monde pour un oui, pour un non. Alors cette fois-ci, tu lui apportes une aventure sur un plateau doré ... mais tu t’arranges pour qu’il dise non. Et hop ! Haddock et Tryphon mettent les voiles pour l’Amérique du Sud, tandis que Tintin reste crécher à Moulinsart, occupé principalement à étrenner son vélosolex flambant neuf (une bécane tellement awesome que Tintin a même quitté son pantalon de golf pour elle, c’est vous dire !).
Parce que tout cet album, c’est juste une aventure pour le plaisir. Parce que ça te fait rire doucement de montrer les injustices des dictatures sud-américaines, et de prouver en même temps que Tintin n’y peut pas grand-chose. Au passage, tu boucles une intrigue profondément immorale : après tout, Tintin et Haddock sauvent la Castafiore et leurs potes Dupondt, mais ils remplacent un dictateur par un autre sans éprouver de bien gros remords. Et à la vignette finale, ils survolent un bidonville en parlant de prendre des vacances ... parce que ton génie, Hergé, c’est d’avoir compris avant tout le monde que le temps de Tintin super-justicier, c’était bel et bien fini.
Si tu es insolent, c’est que même dans un album crayonné pour le plaisir, et cousu d’une intrigue invraisemblable ... techniquement, cela reste parfait. Vol 714 et les Picaros, voilà le véritable âge d’or de Tintin : quoi que tu racontes, Hergé, toi et tes studios produisez un sans-faute graphique à chaque nouvelle planche. Tu as même compris le potentiel graphique d'un écran de télévision, qui déforme les lignes et chamboule les perspectives, alors tu t'amuses avec ce gros plan sur la main de Tintin à travers la glace sans tain, ou bien Haddock beuglant sur un Tapioca télévisé.
Et maintenant que tu t’es bien amusé, tu ranges les pinceaux une fois encore. Il t’aura fallu 8 années pour accoucher de cette histoire de Picaros : combien d’autres t’en faudra-t-il avant de crayonner le suivant ?
Mais maintenant, Tintin, c’est : si je veux, quand je veux, et avec l’intrigue que je veux.