... Et nous voilà déjà en 1976 : je suis majeur et vacciné, et Tintin est désormais loin de mes passions. Les filles bien sûr, le rock'n'roll et toute cette sorte de choses. Hugo Pratt et son beau Corto me semblent désormais incarner bien mieux qu'un petit reporter belge le souffle de l'aventure. Du coup, et c'est une chance en fait, je loupe la déroute affligeante qu'est "Tintin et les Picaros" : oh je le lis, mais distraitement, et une fois seulement avant de le ranger au milieu des cartons de mon enfance désormais refermée alors que mes parents déménagent. Tout a changé, et il me paraît logique de ne plus trouver grand intérêt à Tintin : je n'ai pas réalisé que Tintin avait changé, et bien plus que moi.
2017 : je rouvre pour la première fois le dernier album (achevé) d'Hergé, et la consternation m'envahit... Mais qu'est-ce que c'est que ce dessin bâclé, maladroit, grossier, qui semble l'oeuvre d'un faussaire peu talentueux ? Même les aspects "Bob de Moor" de "Vol 714 pour Sydney" restaient peu ou prou dans les canons de l'oeuvre... ici on est dans l'approximatif, le n'importe quoi, le vraiment pas beau ! Et ces gros plans exagérant les émotions caricaturales des personnages ! Et ces sourcils en zigzags déformant les traits de nos héros jadis adorés ! Et cette mèche tombante d'un Tintin qui n'a plus aucune prestance avec ses jeans et sa mobylette ! L'histoire même des "Picaros" est inepte, sans intérêt, écoeurante même quand Hergé se pique de nettoyer la Révolution de son aspect sanguinaire : au pays de "L'Oreille Cassée", on ne fusille même plus !
D'un autre côté, maigre consolation pour le lecteur accablé, Hergé n'est pas totalement dupe de ce monde moderne où il tient désormais tant à inscrire ses livres : les indiens d'Amazonie sont devenus de tristes alcooliques, et la jungle n'est plus qu'une destination pittoresque pour les touristes européens. Quant à la révolution castriste, elle est une illusion cruelle, mélange d'incompétence et de mépris souverain pour le peuple au nom duquel on prétend combattre (cette fameuse dernière vignette, honneur tardif du livre, sur les bidonvilles inchangés...) : il est d'ailleurs amusant de se souvenir que la presse des années 70 avait vilipendé Hergé pour son manque d'empressement à célébrer le culte du "Che", y voyant la preuve à rebours de son soi-disant collaborationnisme d'antan... alors qu'on ne peut que louer, avec le recul, la lucidité d'Hergé.
Dernier clou enfoncé dans le cercueil de l'un des plus beaux héros du siècle, il y a... l'humour des "Picaros"... ou plutôt ce qui en tient lieu : c'est gros, c'est lourd, c'est grotesque. Pire encore, c'est - comme dans l'album précédent - inutilement méchant (pensez au personnage de la femme d'Alcazar !) : ce n'est pas, non vraiment pas Tintin...
"Tintin et les Picaros" se vendra par centaines de milliers d'albums, et Hergé continuera son ascension vers la gloire, récoltant les fruits d'une vie de travail inspiré : il se mariera enfin avec Fanny. Rétroactivement, on aimerait lui souhaiter une vieillesse comblée et heureuse, loin du monstre qu'il a créé et qui l'a dévoré. Mais on sait bien qu'il n'en sera rien. [Critique écrite en 2017]