Où l'on retrouve la garnison de Fort Navajo là où nous l'avons laissée : isolée en plein désert de l’Arizona, coupée du reste du monde par la vigilance et les flèches des guetteurs apaches. Très belle case d'ouverture que ce lever de soleil sur nos trois fringuant lieutenants. Visage voilé de Graig, maintien dégingandé de Blueberry, visage pensif et silencieux de Crowe : les joueurs sont déjà en place.


L'infernale routine (voilà que le spectre de Jean-Michel Charlier parle à travers moi !) des assiégés ne tarde cependant pas à être interrompue par, ô miracle, un messager ! Malheureusement (ou heureusement) pour eux, le prototype de Jim McClure qui fait son entrée au fort, assoiffé et ensanglanté, s'avère être un otage envoyé par le chef Cochise pour dicter ses conditions aux tuniques-bleues. Conditions plus que généreuses, estiment à juste titre Blueberry, Graig et Crowe, mais bien évidemment le tyrannique major Bascom ne l'entend pas de cette oreille et le fait savoir avec sa délicatesse coutumière. Le point de rupture du Jean-Claude Dusse de l'Ouest est atteint lorsque Crowe tente de lui faire entendre raison. Pour Bascom, de tels mots sortant de la bouche du fils d'un blanc et d'une indienne ne peut qu'équivaloir à une trahison. C'est une véritable humiliation en règles à laquelle a droit le malheureux Crowe, avant d'être consigné dans ses quartiers.


Fatale erreur : cette nuit-là, de sombres pensées agitent l'officier métis, jusqu'à lui faire prendre une décision fatidique. Je n'ai pas évoqué Crowe dans ma critique du premier album, mais il suffit de savoir qu'il aura passé ses 48 planches de la même façon que les quatre premières de cette nouvelle aventure : à encaisser injure raciste sur injure raciste chaque fois qu’à l'instar de Blueberry, il tentait d’éteindre l'incendie qui se profilait entre ses deux cultures d'origine. Mais c'est terminé : la dernière invective de Bascom a eu raison de sa bonne volonté. Comme il le dit lui-même à notre héros : puisque les Blancs le rejettent, c’est auprès de ses frères rouges qu’il cherchera le respect.


Ce respect, Crowe compte le gagner en faisant s’évader les chefs apaches capturés traitreusement par Bascom au cours de l'album précédent. Depuis le visage tourmenté du métis à la lumière mourante d'une lampe à pétrole dans sa chambre, comme pour mieux illustrer la lente immolation de ses dernières illusions, jusqu’à l’évasion rocambolesque qui s'ensuit et qui vaut un violent coup de crosse sur le crâne de Blueberry, cette séquence est marquée du sceau de la tension et expertement retranscrite par le pinceau de Giraud. Je dirais que c'est la première d'une longue série de scènes de nuits magistralement dessinées par le maestro – un autre domaine où il n'a pas son pareil !


Cette séquence d’évasion fait presque office de prologue, ou tout du moins de transition avec le premier album – en effet, Blueberry utilise cette excuse pour sortir du fort et se rendre dans la ville de Tucson pour aller chercher les médicaments à même de sauver son commandant originel, victime de l'un de mes clichés préférés du western, la morsure de rattle-snake. Comme par hasard, ledit officier est également le père de la charmante miss Muriel rencontrée dans la diligence en route vers le fort… censure pré-Mai 68 oblige, cette relation n'ira pourtant pas au-delà d'un bisou sur la joue rugueuse du lieutenant dans le quatrième album. Enfin, tout est bon pour lancer notre fringant héros à l'aventure.


Là où Fort Navajo était assez concassé et clausetrophobique, Tonnerre à l'Ouest part un peu dans tous les sens. Il est intéressant de noter que plusieurs séquences seront réutilisées et réapprofondies dans des aventures ultérieures : le chariot bourré d'explosifs et utilisé comme diversion, le parti ennemi privés de ses chevaux par la ruse du héros, Blueberry seul et à pied dans le désert, les trafiquants mexicains vendant des armes et de l'alcool aux Indiens… on ne s'ennuie pas ! Mais comme je l'ai dit, c'est peut-être un peu trop pour un seul album, on a l'impression d'être dans un jeu vidéo. Il est heureux que Charlier ait repris chacun de ses thèmes par la suite pour leur donner le nombre de pages qu'ils méritaient.


C'est d'ailleurs lorsqu'il échappe aux Mexicains en profitant de sa "dernière cigarette" (pourtant pas explosive) que, pour une raison que j'ignore, le vénérable Jijé prend le relais du dessin pour quelques planches. Mais à cette époque, le trait de Jean Giraud est encore tellement similaire à celui de son maitre que la transition est impeccable ; il m'aura fallu des années pour me rendre compte de son existence, c'est dire !


L'intervention de Jijé marque également la séquence la plus intense du récit : enfin arrivé à Tucson, Blueberry trouve la ville désertée, à l'exception d'un vieux fermier en bottes, stetson et cartouchières, trop vieux pour fuir en compagnie du reste de la population, effrayée par les succès militaires de Cochise. Entre ce vieux bonhomme et Bascom, Trump n'aurait pas manqué d'électeurs dans cet album… toujours est-il que Blueberry a à peine le temps de se rendre au cabinet du médecin local, qui comme par hasard a laissé derrière lui de quoi sauver le père de Muriel, que les Apaches envahissent la ville. Les flèches pleuvent, l'une d'entre elles ayant l'obligeance de mettre fin à la courte carrière du JR Ewing local, avant qu'un nouveau Deus Ex Machina (repris non pas par Charlier mais par son successeur Corteggiani dans la Jeunesse de Blueberry…) ne vienne lui sauver la mise, en la personne d'un troupeau de bovins laissés dans leur enclos. Toute cette viande sur pattes aurait pourtant été aussi utile aux fuyards que les médocs du toubib, mais bon, notre héros aurait eu du mal à piétiner les Apaches sans eux…


Retour de Giraud aux manettes, et Blueberry peut enfin rentrer à Fort-Navajo… qu'il trouve également désert, à une nouvelle exception près : Crowe, très élégant avec son gilet à motifs indiens par-dessus sa tunique bleue. Le métis révèle à Blueberry qu'en son absence le fort a fini par être attaqué et la grande majorité de sa garnison massacrée, y compris Bascom dont le crâne chauve a été fracassé par un tomahawk. Seule l'intervention de Crowe a permis l'évacuation des rares survivants, parmi lesquels Graig et Muriel, vers un fort voisin. Trop loin pour que les médicaments chèrement glanés à Tucson puissent sauver le père de cette dernière… il y a mieux à faire, dit Crowe : les Apaches ne sont pas responsables du conflit, prétend-t-il. Ce sont des renégats Mescaleros qui ont attaqué les fermiers et enlevé le jeune Stanton, en laissant sur place des indices incriminant les Apaches. Crowe ayant retrouvé leur piste, il implore l'aide de Blueberry pour retrouver le gamin, le ramener chez les Blancs et prouver que cette guerre n'a donc pas lieu d’être. Lucide, il sait que personne ne croira un sang-mêlé…


Non sans arrière-pensées, Tsi-Na-Pah décide de suivre son ancien collègue. Bien lui en prend : ils ne sont en effet pas longs à rejoindre la tribu Mescalero, dont le jeune Stanton est en effet prisonnier. Encore une fois, il est dommage que le voyage entre deux compagnons de fortune au si lourd passif soit balayé aussi vite, mais Charlier aura l'occasion de se rattraper par la suite. Les deux-trois dernières planches de l'album sont d'ailleurs probablement les meilleures de l'album, encore une séquence de nuit magnifiée par Giraud et sa maitrise des ombres. Ça m'a fait penser au final d'Apocalypse Now, tant on a l'impression d'entendre les tams-tams surgir de la page pendant que quelque chose se trame dans le dos des fanatiques trop occupés par leur orgie païenne. Blueb' parvient à sauver le gamin grâce à la diversion de Crowe, ils se retrouvent séparés… et le lecteur avec un cliffhanger de plus ! Merci JMC et JGx2.

Szalinowski
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le 13 nov. 2018

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