Une bonne trilogie est en neuf volumes
Jean-Yves Mitton reste aux commandes du scénario, mais le dessin passe à Félix Molinari. On peut se demander non pas pourquoi il y a transmission du rôle graphique, mais pourquoi ce récit, annoncé sur les quatrièmes de couverture des Tomes 1, 2 et 3 comme étant composé de trois livres, s’embarque maintenant vers un quatrième (il y en a neuf au total). Succès de la série, bien sûr, instances de l’éditeur auprès de l’auteur, savoir-faire de Mitton pour doser de manière séduisante l’aventure mouvementée, les sentiments violents, le réalisme des décors, la convocation parfois aventureuse mais toujours efficace du contexte historique des événements racontés, et surtout un érotisme affriolant qui s’accentue encore ici.
En gros, on a ici une opposition fort accentuée entre la bande à Yann, qui vit nue, démunie de toute technique moderne, dans l’idéal d’une sorte de Paradis terrestre supposé se trouver quelque part dans les Bahamas, et la brutalité civilisée et habillée des comploteurs cupides tels que Napoléon, et l’inévitable Kerbeuf. Assister au massacre des premiers par les seconds, à grands coups de canons, constitue pour le lecteur non seulement une tragédie, mais renvoie à quelque chose de plus archétypal : la perte du Paradis originel, et à quelque chose de plus historique (et donc politique) : le massacre des peuples colonisés (qui ont quelque chose du « Bon Sauvage » rousseauien) par les cupides impérialistes.
Tout l’album est érotique. Les élus du Paradis de Yann se baladent à poil en permanence, toutes bites et foufounes à l’air, dans une ignorance salutaire et militante de ce que peut bien être une culotte, ce qui donne aux pagnes et aux jupettes un potentiel d’excitation érotique qui ne manque pas d’être communicatif. Mais on ne s’en tient pas à la nudité. On baise, on fornique, et les 12 premières planches contiennent une splendide évocation d’un rendez-vous amoureux de Yann et de sa dulcinée noire, entièrement tourné vers la splendeur des corps et l’abandon aux caresses et aux plaisirs ; en fait, ils semblent bien ne penser qu’au sexe, qui est visiblement la lecture que fait Mitton du Paradis. Molinari expose de superbes vignettes lascives et provocantes : des corps parfaits dans une nature tout droit issue de la beauté du premier jour du monde. Tout aussi troublants, les contacts et embrassades non sexuelles de ces corps nus, l’ascension d’un cocotier par le petit Charles, quasiment à cheval sur le tronc...
Du côté des méchants, comme l’action prend place dans un lieu fort éloigné de l’Europe, Mitton devait trouver un élément qui enracine le récit dans un contexte historique connu. Bizarrement, il a choisi de prendre Surcouf pour en faire le complice de Kerbeuf. Surcouf est l’une de ces icônes du roman national français à laquelle il vaut mieux ne pas toucher sous peine d’encourir les foudres des tenants de la tradition historiographique scolaire. Mitton, prudent, en fait un brave type, honnête et loyal, manipulé et parfois menacé par l’affreux Kerbeuf. Mission accomplie : Surcouf conserve son image de héros, tout en étant censé se balader dans les Bermudes à une époque où, sauf erreur, sa biographie le fait rester en Europe. Dramatiquement, le point faible de Surcouf, c’est qu’il est poursuivi de toutes parts par les Anglais, et qu’il a donc besoin de la garantie que lui assure ( ?) l’horrible Kerbeuf, qui magouille avec les Anglais grâce à son pognon.
On ne manquera pas de remarquer que la prolongation – imprévue par Mitton – de cette série, conduit le scénariste à altérer la pureté idéologique de la situation qui concluait le Tome 3 (les damnés de la Terre ont trouvé leur Paradis et refont le Monde selon les règles fraternelles de l’Utopie rêvée) : le « trésor » dont on nous rebat les oreilles depuis le tome 1 était censé n’être que de la flotte (manière de ramener le lecteur à la conscience écologique des besoins les plus vitaux de l’homme), et les vilains amoureux de l’or et des pierreries en étaient pour leurs frais : la convoitise et le matérialisme bourgeois sont toujours déçus, et seul l’état de Nature très XVIIIe siècle peut nous donner le bonheur. Morale très cohérente avec le contexte historique du récit. Coupez, elle est bonne.
Oui mais voilà, on s’embarque maintenant pour neuf tomes au lieu de trois ; et ce n’est pas seulement en évitant soigneusement de tuer Kerbeuf (alors qu’il vient de se livrer à une horrible boucherie d’innocents) qu’on va tenir encore six volumes. Alors, la dernière planche relance l’intrigue, avec un manque de vraisemblance qui laisse pantois. Bricolage. Pourquoi ? Pour faire de l’argent dont bénéficiera l’éditeur, éventuellement les auteurs. Le trésor dont on parle n’est-il pas celui que Mitton voit se profiler à l’horizon ? Les bons sentiments idéologiques ont leurs limites...