Quand on pense à la platitude fréquente des "journaux de voyage" dessinés par des auteurs en manque d'inspiration (et pour qui le recopiage du quotidien constitue le recours ultime avant la panne sèche), on se dit que David B. est véritablement un grand artiste.

Représentant sous forme de dessins dépourvus de cadres formels ses errances et ses rêves dans une balade hivernale au Nord-Est de l'Italie, avec sa copine Ilaria, David B. ressuscite avec une force de conviction rare la puissance émotionnelle de l'imagerie populaire de toute époque, en particulier celle qui, avec sa naïveté surréelle qui retourne le subsconscient, tapisse l'iconographie occidentale de l'époque carolingienne au surréalisme.

L'étrangeté et l'onirisme se développent aussi bien dans les thèmes de narration choisis que dans le côté libertaire exprimé dans les formes et déformations qui courent dans l'ensemble des représentations graphiques.

Tenez, rien que le premier récit, cette Maison des Chats à Trieste. D'emblée, on descend par étapes dans l'obscurité de l'inconscient, en franchissant des seuils où se passent des choses interdites pour notre raison. Ces chats bricoleurs, aux moeurs anthropomorphiques, qui domptent l'entourage humain de leur quartier par la crainte qu'ils inspirent, logeant dans une ruelle ténébreuse, au sujet de laquelle David B. convoque à juste titre Jean Ray et Harry Dickson. L'impétrant (car cette Maison des Chats est une véritable initiation vers la peur ultime juste somnolente au fond de la psyché) descend au niveau fréquenté par les chats, puis par les rats, puis par des cafards, puis par des insectes improbables, puis par des "choses" sans corps... Parfait et jubilatoire !

La conversation sur l'origine des rêves, l'histoire de Daoud Ravid comblent par leur reprise de mythes immémoriaux : se construire une tour de Babel personnelle, devoir ses rêves à des entités extérieures qui vous possèdent chaque nuit...

Les dessins se jouent des dimensions, et les disproportions féériques leur donnent parfois une allure d'enluminure médiévale. De temps à autre, David B. réutilise la technique de la caricature raide et anguleuse des dessins underground style sixties et seventies, technique déjà bien expérimentée dans "Par les chemins noirs".

Plus souvent, les personnages, esquissés au départ sur le mode réaliste, dégénèrent vite en créatures hybrides où les bras se multiplient, où les corps se tordent en alphabets, en escaliers ou en emblèmes. Lucky Luciano, à peine entrevu, devient un Minotaure, et un rival mafieux prend une tête de crocodile. L'arrière-plan culturel fournit les matériaux pour représenter les cavaliers de l'Apocalypse, les démons, les archanges et séraphins couvert de mille yeux, les représentations totalisantes des éléments de l'univers, comme chez Robert Fludd ou Athanasius Kircher, les mandalas symboliques des tissus précolombiens...

Les formes, les rêves, les intrigues se mêlent avec la fantaisie de l'inconscient. David B. parvient à secouer l'interface critique qui sépare notre pauvre raison bien précaire du noir infini de notre psyché, et des bouffées de terreur quasi mystique s'échappent parfois de ces contorsions magistrales.

Bravo !
khorsabad
9
Écrit par

Créée

le 9 févr. 2012

Modifiée

le 20 juil. 2012

Critique lue 331 fois

5 j'aime

khorsabad

Écrit par

Critique lue 331 fois

5

D'autres avis sur Trieste Bologne - Journal d'Italie, tome 1

Du même critique

Le Cantique des Cantiques
khorsabad
8

Erotisme Biblique

Le public français contemporain, conditionné à voir dans la Bible la racine répulsive de tous les refoulements sexuels, aura peut-être de la peine à croire qu'un texte aussi franchement amoureux et...

le 7 mars 2011

36 j'aime

14

Gargantua
khorsabad
10

Matin d'un monde

L'enthousiasme naît de la lecture de Gargantua. Le torrent de toutes les jouissances traverse gaillardement ce livre, frais et beau comme le premier parterre de fleurs sauvages au printemps. Balayant...

le 26 févr. 2011

36 j'aime

7