La débande
Le ton décomplexé, la revendication du sexe comme une pratique qu'il revient à chacun de définir comme il l'entend et les petites blagues salaces qui faisaient déjà le sel des 2 premiers tomes ne...
le 12 août 2016
Ce tome fait suite à Sex Criminals - Tome 02: Au fond du trou (épisodes 6 à 10) qu'il faut impérativement avoir lu avant. Comme il s'agit d'une histoire continue, il faut avoir commencé par le premier tome. Celui-ci contient les épisodes 11 à 15, initialement parus en 2016/2017, écrits par Matt Fraction, dessinés, encrés et mis en couleurs par Chip Zdarsky.
Dans une ville de la banlieue de Miami, dans un quartier pavillonnaire, Douglas D. Douglas s'occupe de sa vieille mère qui a encore toute sa tête, mais dont les jambes ne la portent plus et dont la vue commence à baisser. Il s'occupe d'elle au lever, puis rend à son travail dans une établissement pour personnes âgées, en écoutant un livre audio en conduisant, une variation érotique sur une histoire de Fantasy. Il travaille comme aide-soignant à la maison de retraite Golden Years (de David Bowie). Le soir, il rentre chez lui, et s'occupe de sa mère pour le repas et pour la coucher. Puis il se rend dans sa chambre, se déshabille et se masturbe. Cet homme est justement celui qu'ont choisi Ana Kincaid (Jazmine St Cocaine), Jon Johnson et Suzie Dickson de contacter, à partir du fichier qu'ils ont dérobé à Myrtle Spurge.
De son côté, Dave Glass (le psychologue de Jon Johnson) est en train d'apprécier la compagnie intime de Myrtle Spurge, chez lui dans son lit. Il l'interroge sur le message qu'elle vient de recevoir de son mari, elle lui renvoie la question en l'interrogeant sur ses patients. Ils conviennent que ni l'un ni l'autre de souhaite en dire plus. Dave se lance dans un cunnilingus à la demande de Myrtle. Dans l'appartement de Robert Rainbow, celui-ci est également en pleine action au lit, avec Rachelle (la copine de Suzie Dickson). Il lui demande d'arrêter une pratique un peu trop exotique à son goût. Surie & Jon finissent de décider de leur plan d'action avec Ana. Cette dernière ne veut en rien être associée à des actes délictueux, et leur demande de sortir de chez elle, pour éviter qu'ils n'en disent plus. Ils se rendent à une agence bancaire, en dehors des horaires d'ouverture, masqués, et font l'amour en s'appuyant sur le distributeur automatique. Dès que l'arrêt de l'écoulement du temps est déclenché, ils pénètrent dans la succursale et récupèrent ce qu'ils peuvent. Le lendemain, ils sont à bord d'un avion en direction pour Miami, et Surie lit la brochure publicitaire vantant les mérites de la ville.
En choisissant le titre de leur série, les 2 auteurs ont pris un engagement fort vis-à-vis de leurs lecteurs, celui de parler de sexe dans chaque tome, et même dans chaque épisode. Ils ne se déballonnent pas avec ce troisième tome. Le lecteur est donc présent lors de fellations, de cunnilingus, de rapports dans des positions classiques, de masturbations, et quelques pratiques sortant plus de l'ordinaire comme un gang bang. Comme dans les tomes précédents, ils mettent un point d'honneur à ne pas transformer leur série en un magazine de charme ne mettant en avant que les corps de femme. Ils évitent également de tomber dans la pornographie, se tenant à l'écart des gros plans de pénétration. Par contre, il y a plusieurs gros plans sur des sexes masculins, pour des motifs imbriqués à l'histoire. Comme dans les tomes précédents, les auteurs évoquent les pratiques sexuelles dans leur diversité, ainsi que le ressenti différent de chaque personnage. Ils ne prêchent pas pour une libéralisation des mœurs qui deviendrait imposable à chaque individu. Ils présentent une vision chorale. Rachelle est une jeune femme aimant les pratiques sexuelles y compris l'amour à plusieurs, alors que Robert souhaite une relation charnelle plus classique. Il finit par se sentir mal à l'aise à l'idée qu'il n'est pas capable de se montrer aussi aventureux que le souhaiterait sa partenaire, et même en pensant à a trop grande différence en termes d'expérience des pratiques sexuelles entre Rachelle et lui.
À l'autre bout du spectre, le lecteur fait la connaissance d'Alix (une jeune femme) qui se définit comme asexuelle, n'éprouvant aucun intérêt pour ce type de relation, ni dégoût, ni intérêt. Les auteurs évoquent autant le plaisir qui découle de l'acte, que la difficulté de trouver un partenaire en phase, de construire une relation, de se retrouver confronté à l'image sexuelle que les autres projettent sur soi. C'est ainsi que les dessins montrent que Suzie Dickson regarde Ana Kincaid avec une forme de mépris du fait de son carrière d'actrice pornographique. À l'inverse, Jon Johnson la regarde avec une forme d'admiration et d'envie physique du fait qu'elle a causé ses premiers émois sexuels lors du visionnage de ses films. Or Ana Kincaid a évolué depuis. Cette phase de sa vie fait bien partie de son histoire personnelle, mais elle n'est plus la même et elle entend bien que ses interlocuteurs s'en rendent compte et ajustent leurs réactions en conséquence. Le malaise de Robert Rainbow provient d'une même origine, entre l'image qu'il se fait de Rachelle et de ses attentes, et le ressenti de l'instant présent. Fraction & Zardsky présentent cette forme de décalage, également de manière parodique quand Suzie & Jon se retrouvent face à la manifestation des pouvoirs de Douglas D. Douglas, incarnées dans une magical girl, avec des tentacules très intrusifs.
Ainsi, Chip Zdarsky et Matt Fraction tiennent leur promesse de parler de sexe dans la longueur de la série, à la fois dans la diversité des pratiques, mais aussi dans la complexité des représentations mentales des individus, même s'ils sont tous des adultes consentants. Ils évoquent aussi bien le plaisir physique que l'insatisfaction émotionnelle augmentée par le fait que l'intimité physique ne s'accompagne pas d'une intimité psychologique. L'artiste est toujours aussi épatant dans son approche graphique, toujours aussi personnelle. Ses dessins conservent cette apparence un peu pop et sucrée du fait des choix des couleurs, ainsi qu'une lisibilité immédiate du fait de leur degré d'épure. Pour autant, les pages ne donnent jamais l'impression de manquer de consistance ou d'être vite faite. Tous les personnages disposent d'une apparence particulière, d'un langage corporel adapté à leur caractère, et d'une gestuelle normale et adulte, avec des tenues vestimentaires cohérentes avec leur statut social et professionnel. Le lecteur observe également que l'artiste s'investit dans les décors quand nécessaire, que ce soit le pavillon de Douglas, la maison de repos où il travaille, le bureau d'Ana Kincaid, l'amphithéâtre où elle donne une conférence, le bureau du psychologue, ou encore le pont depuis lequel Alix saute dans la rivière.
Le lecteur plonge donc avec plaisir et rapidité dans ces pages décrivant un monde facile d'accès et souriant, sans être enfantin ou niais. Il se rend compte aussi du degré de concertation entre Fraction & Zdarsky pour concevoir la narration. Cela commence en douceur avec la scène de lit de Rachelle & Robert, qui succède immédiatement à celle de Myrtle & Dave, faisant ressortir les différences et les similitudes par comparaison. Le degré de concertation augmente avec la page muette composée de 8 cases montrant différentes caractéristiques touristiques de Miami, dont une image sarcastique sur les risques criminels. Le lecteur découvre ensuite la scène de gang bang de Rachelle, avec le positionnement des pénis en premier plan, attestant d'une réflexion poussée sur les façons de la mettre en scène, et sur la coordination entre les 2 créateurs. Même s'il ne cherche pas à repérer ces constructions de page, il voit l'image répétée 3 fois d'une personne sautant dans une rivière depuis un pont, ou cette page muette découpée en 16 cases de même taille, avec un gland décalotté en premier plan, et une jeune femme hésitant en arrière-plan. Cette page est à la fois efficace pour montrer l'hésitation d'Alix et sous-entendre le cheminement de ses pensées sans les expliciter, et à la fois drôle.
La synergie entre scénariste et dessinateur atteint son apogée dans l'épisode 14 quand ils se mettent en scène pendant 4 pages, parce que Matt Fraction ne veut pas s'astreindre à écrire une scène qu'il juge trop mécanique et convenue dans son contenu et son déroulement. Le lecteur peut trouver cette scène horripilante du fait d'auteurs trop conscients de leur processus créatif, ou au contraire d'une honnêteté intellectuelle remarquable, et d'une redoutable efficacité puisqu'ils transforment un point de passage obligé en un moment comique sans rien perdre de la tension narrative. Chip Zdarsky & Matt Fraction jouent avec les conventions narratives, et ce depuis le début de la série. Cela apparaît dans la narration visuelle, mais aussi dans les dialogues et les cellules de texte. Un personnage peut s'adresser directement au lecteur en brisant le quatrième mur (cela arrive une fois dans ce tome), où le scénariste peut jouer avec le lecteur. Dans ce dernier registre, ce tome commence avec la voix intérieure de Douglas D. Douglas disant que s'il était un personnage de comics, personne ne voudrait lire ses aventures. À nouveau en fonction de ses attentes ou de sa sensibilité, le lecteur peut trouver ça horripilant, ou au contraire sophistiqué, une approche postmoderne de la narration, par des auteurs conscients des outils qu'ils utilisent, et conscients que les lecteurs les connaissent aussi bien qu'eux.
Au fil de ces 5 épisodes, les auteurs proposent une réflexion sur les pratiques sexuelles par l'entremise du comportement de leurs personnages, et beaucoup plus encore. Matt Fraction dresse aussi leurs portraits au travers de leurs actions, de leurs réactions, de leurs interactions personnelles, de la manière dont ils s'expriment. Le lecteur découvre le mal être de Myrtle Spurge, la conscience professionnelle de Dave Glass, l'empathie de Douglas D. Douglas, la manière dont Ana Kincaid s'assume, l'assurance de Rachelle, différente de celle d'Ana. Au détour d'une page, le lecteur se rend compte de l'attention portée aux détails de manière subtile, par exemple quand il voit que Suzie a trouvé un moyen de préserver une partie des livres de sa bibliothèque (voir le premier tome). Le scénariste n'oublie pas non plus son intrigue et le suspense est bien présent quant aux risques que courent Suzie Dickson & Jon Johnson vis-à-vis de la mystérieuse organisation dont fait partie Myrtle Spurge, et de son tout aussi mystérieux commanditaire Badal.
Pour ce troisième tome, les auteurs ne déçoivent pas l'horizon d'attente du lecteur. Chip Zdarsky réalise des planches faciles d'accès, avec des pages savamment construites et des petits détails pour les lecteurs obsessionnels (comme le nom de la maison de retraie, détournement comique du titre d'une chanson de David Bowie). Matt Fraction utilise une narration sophistiquée, drôle, postmoderne, avec une fibre intellectuelle pour la dimension consciente de la nature et des techniques de narration. Le lecteur apprécie de pouvoir partager l'intimité des personnages, ce partage étant plus psychologique que physique, et de découvrir la suite de leurs aventures, car les auteurs ne sacrifient pas le divertissement pour la réflexion.
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Créée
le 21 sept. 2019
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