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Trucs-en-vrac
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Trucs-en-vrac

BD franco-belge de Marcel Gottlieb (Gotlib) (1977)

Succédant à la "Rubrique-à-Brac", et aux "Dingodossiers" (avec Goscinny), "Trucs-en-Vrac" répond aux mêmes exigences rédactionnelles, qui étaient celles imposées par le journal "Pilote" au temps de sa splendeur : traiter chaque semaine (si possible...), sur deux planches, un sujet relevant de l'actualité ou de la culture sur le mode loufoque.

Gotlib est un géant. On dit "Monsieur" Gotlib. Le soin apporté à ces productions conçues pour être éphémères et balayées par les changements de l'air du temps est confondant. La ligne claire, d'une netteté insurpassable, parfois coloriée, le plus souvent en noir et blanc, intègre harmonieusement les rondeurs sympathiques des personnages peu différenciés, ainsi que les précisions caricaturales (rides, outrance des attitudes et des expressions...) qui requièrent une maîtrise remarquable du dessin réaliste.

La culture à laquelle Gotlib devait forcément se référer pour trouver un public hebdomadaire à ses productions faisait consensus à l'époque de l'élaboration de l'oeuvre. Autant on en perçoit la richesse et la variété, autant on constate qu'elle est perdue aujourd'hui. De nos jours, chacun a sa culture, et le consensus a été atomisé. L'hyper-individualisme, les fanatismes religieux et anti-religieux ont fait sauter à la dynamite tous les éléments communs de culture relatifs aux croyances; les médias high-tech auxquels les bambins sont addicts dans leur chambre depuis le berceau ridiculisent les contes, légendes et traditions qui étaient encore transmis de parent à enfant à l'époque (variations sur les contes de Noël, de sorcières); la crétinisation vociférante des programmes scolaires a radicalement gommé les grands épisodes historiques, artistiques ou littéraires auxquels Gotlib fait allusion. A la limite, dans certaines de ses bandes, le public d'aujourd'hui ne sait plus très bien de quoi il parle, parce que la transmission de la culture s'est perdue.

Ainsi, Gotlib tisse avec une gentillesse et une loufoquerie excellemment dosées des variations sur le Père Noël, les Huns, Darwin, Dale Carnegie, le chanteur Antoine, le flamenco tel qu'il était alors en vogue, Georges Brassens, Archimède, Le Traité de Saint-Nom-la-Bretèche (qui sait encore de quoi il s'agit ?), le coup de Jarnac, Schubert, la mort de Socrate inspirée du "Phédon", Clovis, Guillaume Tell, Jeanne d'Arc, François Ier, Nicot, Parmentier, Franklin, la Dépêche d'Ems (qui racontait quoi, déjà ? Allons, un effort de mémoire ! la glorieuse école de la République a bien dû vous l'enseigner, non ?), Charlemagne, Saint Louis, Jean Le Bon, Nunez de Balboa, l'entrevue du Camp du Drap d'Or (qui y rencontrait qui, déjà?), Newton, les Frères Montgolfier...

Le thème des médias (dans leur contexte technique de l'époque) est abordé avec drôlerie : les doublures au cinéma, les scènes de films d'aventure, l'art des conventions dans la bande dessinée (irrésistible, et d'une vérité tellement puissante !), le pastiche de bandes dessinées célèbres (Les Shadoks, Astérix, Blueberry...), la télévision et la fascination qu'elle exerçait (Léon Zitrone est mis à contribution plusieurs fois; ainsi qu'Eddy Mitchell, Pierre Desproges, les Nuls), les grands types de présentateurs-intervieweurs, les disques-pirates (grand problème de l'époque ! heureusement qu'on ne disposait pas encore du téléchargement gratuit, ce massacreur de culture et de droits d'auteurs !)...

Mention spéciale au rassemblement de personnages célèbres, réels ou fictifs, pages 106 et 107 de mon édition en un volume : une des vignettes montre à quel point les références culturelles en matière de Bande Dessinée étaient communes et partagées : on y trouve (sur le thèmes des enfants) Little Nemo, Charlie Brown, Chaprot, Séraphin, le Petit Nicolas, Kari et Mimosa... Amuse-toi donc aujourd'hui à faire un dessin en supposant que le jeune lecteur va reconnaître tant de monde ! De même, sur le thème des chiens, page 134 : qui va reconnaître simultanément Droopy, Snoopy, Idéfix, Gai-Luron, Dingo, Ran-Tan-Plan, Milou, Pif, Pluto et Bill ?


Une des spécialités de Gotlib, c'est le cours de sciences naturelles (comme on disait à l'époque) du professeur Burp : la vie (très) inattendue des éléphants, des caméléons (ah ! ce documentaire sur les noeuds de la langue du caméléon !), de Grétel la cigogne alsacienne, de l'autruche, du Fou de Bassan; le mimétisme animal; les champignons. Le souci écologique naissant transparaît dans le récit qui met en scène deux gentils amoureux torturant la nature avec innocence.

Les moeurs et usages de l'époque ont un caractère délicieusement rétro sous le crayon du Maître : ainsi, la leçon de guitare sèche pour jeune dragueur des plages pendant l'été, les vrais shorts courts des mecs (enfin débarrassés des abominables jupes-culottes géantes qu'on appelle des bermudas); la vogue des posters pop aux inscriptions géantes et déformées, les premières inquiétudes sociales relatives au développement de l'usage des drogues...

Gotlib introduit dans ce recueil quelques gags d'un de ses personnages favoris, l'élève Chaprot. Par contre, on constate que la célèbre coccinelle de Gotlib, qui commente en contrepoint l'action de manière fort pertinente, a été d'apparition tardive. Newton et sa pomme apparaissent relativement peu.

Assez souvent, le docte exposé du narrateur (dont le sérieux est souligné par un lettrage irréprochable, droit, carré et cependant légèrement charnu) s'emballe dans des ratages ou des catastrophes en chaîne qui atterrissent sur des scènes de folie hilarantes; le comique de répétition est également utilisé, comme ce cascadeur de cinéma qui, à chaque prestation, demande où il peut percevoir son cachet... En tout cas, il a fallu la clarté de l'exposé de Gotlib pour me rappeler le déplacement des pièces sur un échiquier...

Il faut vraiment tomber sur un scénario de Reiser pour que la gentillesse des histoires de Gotlib se mette à sentir un peu le monstrueux et le faisandé; par exemple, l'histoire de ce nain incroyablement petit, qui ne retrouve sa bonne taille qu'après des opérations dignes de Frankenstein. Cette histoire bouchère était propre à mettre mal à l'aise le jeune lectorat.

Les grands auteurs du journal "Pilote" apparaissent ici et là (en conférence de rédaction; pour passer à l'émission télévisée "Tac-au-Tac"); on se prend à rêver qu'un seul périodique de bandes dessinées puisse rassembler aujourd'hui une génération si riche de grands artistes : Fred, Gébé, Godard, Greg, Charlier, Goscinny, Cabu (jeune; eh oui, il l'a été !), Chakir, Alexis, Lob, Mandryka, Poppé...

A savourer, planche par planche. Le génie existe vraiment en BD. Reste pour l'artiste créateur à trouver les modes d'expression et les thèmes propres à son époque. Et aujourd'hui, ce n'est pas gagné, vu les pertes de repères culturels généralisées. "Pilote" ne pourrait plus survivre sur la même ligne éditoriale de nos jours.
khorsabad
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le 30 déc. 2012

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khorsabad

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