Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il regroupe les 10 épisodes initialement parus en 2000/2001, écrits, dessinés et encrés par David Lapham. Le récit est en noir & blanc.
L'histoire commence alors que la police effectue les relevés sur la scène du décès, Eve Kroft s'est pendue au ventilateur du plafond de sa demeure qu'elle partage avec Steven Russell son mari. Le suicide ne semble pas faire de doute. Mais la famille Kroft est convaincue que c'est l'attitude de son mari qui a fini par pousser leur fille à se donner la mort, trop malheureuse dans ce mariage sans amour. La famille Kroft engage Sam Fred un privé sans gêne, n'hésitant pas à interpeller Steve Russell après l'enterrement pour lui dire qu'il fera tout pour le coincer et lui faire porter le chapeau.
Russell est de fait l'héritier de la fortune de sa femme ce qui attire la convoitise de quelques uns, dont un ami d'enfance prénommé Tony aux activités un peu louches. Ensemble autour de plusieurs verres, ils se remémorent le passé, et évoquent Tara, une belle blonde qui faisait tourner toutes les têtes de au lycée. Steve se met en tête de la retrouver, cette jeune femme qui a suscité ses premiers émois amoureux, jamais concrétisés.
De 1995 à 2005, David Lapham a écrit et dessiné la série "Balles perdues" qu'il a autoéditée et qui a bénéficié d'une réédition par Image Comics débutée en 2014 : à commencer par Victimologie. Lapham est un auteur complet disposant d'une grande culture polar, ainsi que d'une compétence artistique avérée pour mettre en scène des comportements à risque (Silverfish ou Young liars), ainsi que pour l'horreur glauque (Psychopathe) ou viscérale (Ferals). "Murder me dead" appartient au genre du polar.
Le récit est centré sur le personnage de Steve Russell ; il est présent dans chaque scène (à l'exception du dernier épisode). David Lapham utilise avec un savoir-faire indéniable les conventions du polar. Steven Russell est un pianiste de jazz, sans grand talent, dont le mariage s'est délité dans l'indifférence froide et polie, jouant du piano dans le restaurant dont sa femme est propriétaire. Cette dernière est une femme d'affaires avisée, sans joie de vivre issue d'une riche famille. Russell vit de son argent, subissant lui aussi cette existence sans joie. Le lecteur retrouve également la figure du détective privé fouineur et désagréable, l'héritage providentiel, les gros bras prêts à dérouiller les gêneurs, une femme incapable de s'extraire d'un milieu de truands, une disparition, un passage en prison, etc.
David Lapham associe tous ces éléments de manière naturaliste, sans misérabilisme ou voyeurisme, sans que le récit ne bifurque vers la paranoïa ou les scènes d'action violente. Il a construit une histoire singulière dans laquelle le personnage principal essaye de profiter de la chance qui lui est donnée de refaire sa vie, et d'aider Tara à s'en sortir. Il fait de Steven Russell un individu sympathique, plutôt positif, sans être nigaud ou particulièrement intelligent. Malgré sa bonne volonté, les choses ne vont pas en s'améliorant, elles se dégradent progressivement. Chaque action entreprise par Russell finit par échouer tranquillement.
Lapham indique dans sa préface qu'il a souhaité rendre hommage aux films noirs des années 1950 où les réalisateurs devaient preuve d'inventivité pour suggérer ce qu'il leur était interdit de montrer par le code Hays (code de censure des films américains de 1934 à 1966). Du coup le récit s'inscrit dans le registre du polar psychologique, montrant les individus devant faire avec les contraintes et la pression de leur situation.
Lapham s'avère un dessinateur très compétent dans ce registre du thriller psychologique. Ses dessins s'inscrivent dans un registre descriptif, sans esbroufe. Il dessine des individus à la corpulence variée et normale, dans des lieux ordinaires disposant tous de particularités les rendant uniques, sans qu'ils n'en deviennent exceptionnels. Lapham opte pour une narration graphique rapide et dense, avec un nombre moyen de 9 cases par page, ce qui est élevé pour un format comics, et très inhabituel. Il en résulte un rythme rapide sans être frénétique, une bonne densité narrative, sans que les cases n'en deviennent encombrées. Lapham réalise des dessins précis sans être méticuleux, avec un trait un peu gras qui permet de conserver une apparence de spontanéité aux images, de leur conférer une forme de naturel sans affèterie.
Derrière cette apparence sans chichi se cache une mécanique d'une grande précision. David Lapham a conçu une intrigue solide, respectant les bases du roman noir : sonder la noirceur de l'âme humaine. Au fur et à mesure que Steven Russell prend conscience de la réalité de sa situation, le lecteur accélère sa lecture sous la pression de ce suspense posé mais implacable. Lapham consacre un épisode entier à décrire la mise en œuvre d'un meurtre, les difficultés matérielles rencontrées, la durée de l'agonie. Il réalise là un exercice délicat qui consiste à montrer au lecteur que l'acte n'a rien de simple ou d'évident, encore moins d'anodin. Ce choix évoque celui d'Alfred Hitchock s'attardant sur les mêmes détails matériels dans Le Rideau déchiré pour montrer à quel point il est difficile, long et pénible de tuer un homme.
Cette histoire constitue l'équivalent d'un roman noir, dans lequel l'auteur met en scène un individu ordinaire sans être banal qui essaye de se construire une nouvelle vie plus agréable que la précédente. En cherchant à concrétiser un amour sincère, il côtoie des individus qu'il ne fait pas bon connaître, s'enfonçant insensiblement dans une situation de plus en plus noire. David Lapham maîtrise les conventions du polar et en réalise un tout en retenue, sans effet spectaculaire, mais sans rien sacrifier à la noirceur du genre.