Un Pacte avec Dieu
7.8
Un Pacte avec Dieu

Comics de Will Eisner (1978)

Ce tome comprend 4 histoires complètes et indépendantes, monochromes. La première édition est parue en 1978, sans prépublication. Il est écrit, dessiné et encré par Will Eisner (1917-2005), et est considéré comme le premier roman graphique aux États-Unis.


The contract with God (60 pages) - Une pluie s'abat sans pitié sur le Bronx. Les égouts sont pleins et l'eau commence à montrer dans les virages. L'immeuble sis au 55 avenue Dropsie semble prêt à larguer les amarres et flotter dans le courant comme l'Arche de Noé. C'est l'impression qu'en a Frimme Hersh qui revient de l'enterrement de sa fille Rachele. Il est trempé jusqu'aux os et rentre chez lui au 55 Dropsie Avenue. Il se souvient de son enfance en Russie dans un petit village appelé Psike, près de Tiflis, et dans quelles circonstances il avait écrit les termes d'un contrat qu'il passait avec Dieu, sur une pierre un peu plus grande que sa main, qu'il avait toujours conservée avec lui.


L'usage veut que ce récit (avec les 3 autres) constitue le premier roman graphique paru aux États-Unis, que Will Eisner ait inventé le terme ou plutôt qu'il ait popularisé cette expression apparue pour la première fois dans un article écrit par Richard Kyle en 1964. Toujours est-il que l'ambition de Will Eisner est bien présente dans son intention : réaliser des histoires en comics pour les adultes, à la fois dans la forme et dans le fond. Le lecteur découvre donc la vie de Frimme Hersh, juif russe, émigré aux États-Unis au début du vingtième siècle et intégré dans la communauté hassidique de New York. Il le voit se confronter à son deuil dont l'objet le conduit à remettre en cause sa foi. La pierre écrite sert de symbole de la foi de cet homme, et l'immeuble du 55 Dropsie Avenue devient un autre symbole. De fait, ce récit parle de foi, de doute, de mode de vie, de douleur, de deuil, sans affrontement physique, sans costume bariolé, sans aventure extraordinaire. Il s'agit de l'œuvre d'un auteur disposant déjà d'une expérience de vie de plusieurs décennies (Eisner a 61 ans quand il paraît), capable de prendre du recul, disposant d'un humour sophistiqué et piquant, et ayant une longue pratique de la bande dessinée.


Dans un premier temps, le lecteur est frappé par la forme : 5 pages avec une unique illustration et un récitatif concis de quelques phrases. Ce n'est qu'à a sixième page qu'apparaît une bordure de case traditionnelle, et à la huitième page qu'il y a plusieurs cases. Sur 60 pages, près de la moitié (27) sont construites sur la base d'un dessin unique avec un texte concis. Au cours des autres pages, le lecteur peut observer l'usage de phylactère pour des dialogues ou des monologues, des suites de cases décrivant un mouvement, une action, des cases sans décors avec des hachures en arrière-plan ou un fond marron, des cases un peu penchées. S'il prend lui aussi du recul, il se rend compte que la narration visuelle présente une diversité significative, et est captivante du début jusqu'à la fin. L'auteur appuie régulièrement la dramatisation, tout en donnant l'impression de rester dans le naturalisme. Dans la deuxième page, le lecteur est frappé par la manière dont l'eau détrempe tout, alourdissant les vêtements de Frimme Hersh, s'accumulant sur la chaussée, ruisselant sur le mobilier urbain : effectivement il s'agit d'un véritable déluge, et ça s'empire encore dans les 2 pages suivantes. Ce niveau de pluie n'est pas impossible, mais reste improbable. Arrivé à la vingt-et-unième planche, le lecteur voit Frimme Hersh lever les bras au ciel dans un geste très théâtral pour prendre Dieu à parti. De temps à autre, un personnage peut se lancer dans un court monologue à voix haute, relevant également d'un dispositif théâtral. Eisner s'en sert comme outil pour mieux faire apparaître l'état d'esprit de son protagoniste, et le lecteur éprouve alors une forte sensation d'empathie, l'impliquant totalement dans ces émotions.


Avec ce premier récit, Will Eisner fait un effort conscient de briser les formes habituelles des comics, pour avoir l'assurance que sa bande dessinée se démarque desdits comics, ne puisse pas être confondue avec la production industrielle de masse. Il brosse le portrait d'un individu attachant, malgré ses actes manquant d'humanité. Il fait preuve d'un humour pince-sans-rire et même cruel vis-à-vis de Frimme Hersh, et pas seulement dans la chute du récit. En creux, le lecteur peut percevoir également un jeu sur la manière dont les juifs pouvaient être caricaturés. S'il a déjà lu des œuvres ultérieures de cet auteur, le lecteur peut voir en quoi sa narration n'est pas encore aboutie. Si c'est son premier contact avec les romans graphiques de Will Eisner, il peut déjà découvrir toute la personnalité de sa narration visuelle, et l'équivalent d'une nouvelle pour adulte, d'une bonne pagination.


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The Street Singer (28 pages) - Au début des années 1930, la majeure partie des citoyens se débattent dans la Grande Dépression. Dans ce quartier de Brooklyn, Eddie, chômeur sans le sou, chante en bas des immeubles en espérant qu'un locataire lui jette une pièce ou deux. Un jour, une femme laisse tomber un petit mot qui tombe dans son chapeau. Elle l'invite à monter chez elle. Une fois Eddie installé à table, elle lui sert un repas et se présente sous le nom de la diva Marta Maria. Elle lui dit qu'il a une voix d'or et qu'elle va l'aider à faire carrière sous le nom de Ronald Barry.


Dans cette histoire d'une pagination moitié moindre, le lecteur découvre 2 autres habitants du quartier autour de Dropsie Avenue. Il est à nouveau saisi par l'humanité vraie et faillible des 2 principaux personnages : Eddie résigné à gagner misérablement sa vie, Sylvia Speegel (la diva Marta Maria) regrettant ses belles années passées et voyant en Eddie l'espoir de retrouver les chemins de la gloire. Ils ne sont ni ridicules, ni pitoyables, mais très imparfaits. En particulier, le lecteur peut voir Eddie dans sa famille et s'il comprend sa violence, il ne peut pas la cautionner. La narration visuelle est à nouveau épatante, d'une incroyable finesse, avec un jeu d'acteur donnant l'impression du naturalisme, tout en faisant régulièrement usage des conventions du théâtre. Will Eisner fait montre d'une cruauté exquise avec ses personnages, englués dans leurs habitudes comportementales, vaguement conscients de leurs limites, assez pour vouloir s'extirper de leur condition, pas assez pour comprendre qu'ils reproduisent les mêmes schémas. Il s'agit bien d'une nouvelle, une courte comédie dramatique, irrésistible, avec un auteur portant un regard pénétrant et acéré sur ces 2 individus.


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The Super (28 pages) - Monsieur Scuggs est le concierge du 55 Dropsie Avenue. Il est d'origine allemande, animé par un sentiment antisémite, célibataire avec un chien. Il a le crâne rasé, une mine renfrognée et une solide carrure. Il se montre peu commode avec les locataires, et vit seul dans un petit logement à l'entresol à côté de la chaudière.


Dès la deuxième page, le lecteur est frappé par la sensation de vie et de familiarité qui se dégage du dessin de plain-pied de Scuggs et de son chien Hugo. Il a l'impression d'avoir déjà croisé cet individu, ou de pouvoir le croiser sur un trottoir. Will Eisner en fait un être humain à part entière, avec son langage corporel propre, ses expressions de visage, sa manière de marcher, ses choix vestimentaires. Il est antipathique au premier regard et dans façon de se servir de sa stature pour intimider les locataires, et dans le même temps très sympathique du fait de son métier qui l'oblige à servir des individus qui ne voient en lui que le représentant méprisable du propriétaire inaccessible, contraint de leur donner satisfaction avec les maigres moyens mis à sa disposition et horriblement seul. Le récit le nécessitant plus, l'artiste représente plus les décors. Il donne une consistance incroyable aux parties communes de l'immeuble, au minuscule appartement de Scuggs, à la chaudière, à la fois par leur texture et leur véracité. Il s'agit à nouveau d'un drame poignant et immoral, faisant la démonstration de l'humanisme de l'auteur, de sa capacité à faire s'exprimer le caractère profond de chaque être, et de s'élever loin au-dessus de tout manichéisme, sans aucune trace d'angélisme.


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Cookalein (56 pages) - L'été arrive dans Dropsie Avenue, et plusieurs locataires vont partir en vacances dans les proches montagnes. Fannie va emmener ses 2 enfants pendant que son mari Sam reste à travailler. La standardiste Goldie s'y rend aussi pour essayer de mettre le grappin sur un riche célibataire. Benny, jeune vendeur, s'y rend dans une décapotable qu'il a loué, dans l'espoir de mettre le grappin sur une jeune femme d'une riche famille pour entrer dans les affaires de son père.


Avec un tel début, le lecteur se doute que le récit sera plutôt à la comédie qu'au drame, même si la tragédie finit par pointer le bout de son nez. Le lecteur se projette tout de suite dans le quartier, avec les cordes à linge entre les immeubles, les 2 ménagères en train de se parler d'une fenêtre à l'autre, les meubles basiques des petits intérieurs. Il se rend ensuite à la gare avec la famille de Fannie, et s'installe sur les larges banquettes du wagon. Il prend ensuite les voitures collectives pour rallier la pension. Puis il découvre la salle commune de repas, les chambres spartiates, la cuisine commune, la grange. La reconstitution est aussi plausible qu'évocatrice. Les personnages sont toujours aussi vivants, familiers et différenciés, avec une expressivité extraordinaire, sans qu'ils ne deviennent des caricatures. Le lecteur observe le ballet des interactions, le jeu des relations sociales, l'aspiration des uns et des autres, la réalité qu'ils découvrent, les pulsions sexuelles, les petits arrangements avec les faits. Le résultat est une extraordinaire comédie vivante et drôle, ainsi qu'une peinture élégante et pénétrante de la comédie humaine dans ce microcosme savoureux et réaliste.

Presence
10
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le 20 sept. 2019

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