C'est fou de se dire qu'on doit un manga à la fois aussi bon enfant et touchant à Robert Oppenheimer. C'est pas tant lui qui aura aiguisé les crayons, d'autant qu'il avait eu le mauvais sens de mourir quelques décennies avant la parution du manga. Mais il faut tout de même se dire que sans ce bon Robert - que les nippons ont un peu dans le nez - il n'y aurait pas eu de bombe atomique. Donc, pas de radiations à Hiroshima et, par conséquent, le père de l'auteur de cette autobiographie aurait pu subsister aux besoins de sa famille. À partir de là, Akihiro n'aurait vraisemblablement jamais croisé sa grand-mère.
C'est pas que je cherche à justifier l'usage de la bombe atomique sur des populations civiles.... mais voilà.
Je veux dire - même si je m'enfonce un peu plus à chaque mot que j'écris - on peut aussi tirer le meilleur du pire. Hiroshima, Nagasaki, c'est peut-être quelques centaines de milliers de mort et un traumatisme national... mais on en aura retiré de bons mangas quand même. On n'aurait peut-être même jamais eu le film Akira sans ça. Faut rappeler que c'est Akira qui a été le fer de lance du phénomène manga en France par la suite. Si on y réfléchit bien - ou si on y réfléchit trop - on doit peut-être le succès des mangas en France à Oppenheimer. Ça fait réfléchir.
En fait non. Mais ça permet d'introduire une œuvre qui offre une image assez revigorante des conséquences de la guerre. Au lendemain de la défaite japonaise - cuisante celle-ci - les Japonais n'auront pas passé leur temps à battre leur coulpe et à maudire les Américains ; ils auront su tirer le meilleur du pire. C'est dans le fumier le plus odorant qu'on fait parfois pousser les fleurs les plus somptueuses. Et le parfum de cette fleur de manga, il a la fragrance de la joie et de l'authentique.
Avec un pareil manga, le verre y est tellement bien présenté à moitié plein qu'on jurerait qu'il déborde. Beaucoup d'auteurs auraient choisi de tourner cette autobiographie en un recueil d'histoires larmoyantes en insistant sur le drame de la pauvreté et de l'abandon relatif dont aura été victime Akihiro. Mais ici, on en rigole. Et mieux encore, on cogite.
Comme quoi, avec un semblant de recul et quelques bribes de pudeur, même une tragédie peut susciter de l'espoir. L'histoire - vraie - n'est ici tragique qu'à demi, mais réjouissante comme cela pourrait l'être difficilement davantage.
Akihiro, personnage principal doublé de l'avatar de l'auteur relatant sa jeunesse, en deux pages seulement, m'aura infiniment mieux séduit comme protagoniste juvénile qu'une certaine gamine insipide enrobée dans un cocon douceâtre et mielleux de ma connaissance. Je ne dirais pas qu'il fait plus vrai - bien qu'il le soit - mais il est drôle comme peut l'être un gamin égoïste et capricieux encore trop jeune pour prendre la mesure de ses vices. Et ça ne le rend que plus appréciable.
J'avais beau ne pas le connaître, ni lui ni son frère ; l'instant déchirant des adieux advenus dès le premier chapitre, pour ce que ceux-ci ont eu de fugaces et brutaux, m'auront touché. Et pour m'atteindre en plein cœur, j'aime autant dire qu'il faut viser avec une précision chirurgicale.
Je peux dire sans trop m'avancer que «Une sacrée mamie» est écrit avec doigté et précision pour prodiguer un pareil effet.
La vie à la dure, la vraie, on y est. Même qu'on s'y croirait vraiment. J'ai pas eu d'escale rurale dans un manga depuis Silver Spoon. Et là, point question d'agriculture intensive. On chauffe le riz en soufflant dans un bambou. Eh bien moi, on me séduit facilement avec le terroir. Et là, je dois dire que j'ai pas résisté longtemps. C'est pas tant le terroir que du système D en pleine campagne qui s'offre à nous, mais bon sang, quel charme. C'est pas pittoresque, mais purement authentique.
Ça sent le vécu vrai de chez vrai. Chaque anecdote de cette autobiographie est plus vivante que la précédente.
Et on rit facilement dans ce cadre miséreux mais certainement pas misérable. Chaque frasque de Akihiro est à mourir de rire sans jamais avoir à trop en faire au niveau de la narration. On rapporte les choses telles qu'elles étaient, le reste va soi. Ses mensonges, ses sottises, c'en est d'autant plus génial que ça s'est réellement passé.
Des tas de doses de fou-rires innocents se multiplient au fil de la lecture. Qu'il est agréable de rire de la pauvreté d'autrui, surtout quand l'envie est si irrésistible. Oh... l'écharpe fundoshi, le concours du plus pauvre, la mesquinerie de Tanuma, le manteau avec l'inscription, le saumon de la tentation, j'en ris encore. En rire, c'est finalement savoir en tirer le meilleur parti de cette situation précaire mais légère où on s'amusait malgré l'adversité.
Sans aimer m'adonner aux analyses sociologiques de comptoir, je dois admettre qu'avec une œuvre pareille, il y a matière à dire. Avec Une Sacrée Mamie, la rudesse paysanne est ici le juste contrepoids de l'insouciance presque coupable d'Akihiro. Il n'y a pas de douceur au prétexte que l'histoire concerne un jeune enfant. C'est pas Oliver Twist, mais c'est pas Ritchie Rich non plus. La pauvreté a presque l'air rutilante quand elle est comptée par Yoshichi Shimada. Peut-être l'était-elle en ce sens où être pauvre à l'époque n'est pas la même chose qu'aujourd'hui.
Il faut dire que telle qu'elle est narrée avec Une Sacrée Mamie, la pauvreté apparaissait peut-être comme plus simple grâce à la bienveillance de la communauté. Ça aussi on l'a perdu avec le progrès technique. J'ai souvenance d'une conférence de Reynald Seicher, historien spécialisé dans le populicide vendéen, qui s'était permis une digression sur le chauffage central.
Dans le logement commun qu'il habitait, toutes les familles se réunissaient autour de l'unique poêle à bois situé dans une pièce centrale, là où se trouvait la seule télévision. Quand le chauffage individuel a commencé à se répandre, plus personne ne se connaissait dans le voisinage. Cette lecture m'a rappelé cette anecdote.
«Pas le temps d'être triste». Je crois que cette simple phrase suffit à résumer l'origine de la dépression de nos jours : l'oisiveté. On ne se lamente qui si on a le temps pour ce faire. Quand on a la tête dans le guidon pour s'en sortir, on en chie, mais on s'en sort. Et les larmes, jamais ne coulent. Pour cause, à peine le travail terminé, le sommeil prend le dessus sur l'auto-contrition.
Chaque personnage du manga est pur et simple dans ce qui le constitue sans jamais apparaître comme invraisemblable ou romancé. Le voleur, à ce titre, est vraiment un ajout bienvenu à la petite bande. On aurait aimé le voir davantage. Mais on ne choisit pas les termes de son autobiographie. Pas à moins de s'appeler Herman Rosenblat (j'aurais pu en citer d'autres).
Le manque d'opportunités à l'époque fait quand même relativiser le concept de pauvreté aujourd'hui. La vie était plus dure mais, pour une raison qui m'échappe, elle avait malgré tout l'air plus simple, moins sophistiquée et encombrée par des aléas de la modernité. Peut-être est-ce à mettre sur le compte de nos exigences.
Akihiro - qui a pourtant grandi dans l'Hiroshima d'après-guerre - a connu un luxe trèèèès relatif en ce sens où il mangeait de la viande et avait l'eau courante chez lui. Ce qu'il considérait comme un acquis inaliénable, il l'a perdu en allant vivre chez sa grand-mère. Et ce cadre de vie autrement plus rude, il s'y sera fait. Mieux encore : ça l'aura renforcé en tant qu'homme.
J'en retire des complexes de ce manga. On a perdu tellement de savoir-faire et de combines de pauvre comme en connaissaient les anciens. Dès que l'eau courante et l'électricité cessera de nous parvenir, que restera-t-il de notre génération ? Le progrès technique nous a effectivement affaibli. À y réfléchir - et pour de vrai cette fois - Prométhée nous a baisés bien avant Skynet. Ce confort auquel on s'est habitué, il est pourtant si précaire. Il suffit d'une situation de crise, une seule, et nous aussi on pourrait en être réduit à pêcher les légumes jetés du marché situé en amont de la rivière.
«Les hommes ne pleurent que pour deux occasions, quand ils perdent leur portefeuille et quand ils trouvent celui de quelqu'un», cet adage est ci beau que je me le ferais volontiers tatouer sur le front. La sagesse populaire, ça vaut décidément 1000 traités de philosophie. Et ce genre d'apophtegme, on en trouve treize à la douzaine dans le manga.
Une Sacrée Mamie, c'est plus qu'un condensé de philosophie populaire ; c'est presque un manuel de vie. On apprend beaucoup sur le travail, l'argent et la gratuité des échanges familiaux dans un manga pourtant à la portée du premier enfant venu. Une lecture d'une Sacrée Mamie dans Wall Street pourrait suggérer des cas de seppuku en série tant le rendu est pertinent. Très intelligent et accessible, c'est un chef d'œuvre de synthèse. Un ouvrage didactique comme on en fait peu et qui a en plus le mérite de se lire à tous âges.
On pourrait dire du manga qu'il est un Taniguchi sans la rigueur et la relative gravité du ton... et ça rend mieux je dois bien dire. La mélancolie douce me transporte moins vite qu'une histoire authentique et drôle en dépit de l'adversité contiguë.
Authenticité toujours, tous les habitants du village sont géniaux. Je me suis pas senti dans un espace aussi convivial depuis ma dernière excursion à Morioh.
C'est bon enfant sans jamais être mièvre. Des bons sentiments, il y en a, mais réels ceux-ci. On parle ici de bons sentiments qui n'ont pas le goût amer du faux.
Malgré le caractère éminemment authentique de l'œuvre, je doute cependant de certaines anecdotes. Notamment celles sur la révolte passive des enfants de primaire pour venir en soutien à un camarade, d'autant plus avec la résolution qu'aura connu cet épisode. C'est trop mis en scène et romancé pour être véridique. Toutes les histoires finissent d'ailleurs trop bien pour être toutes vraies. Je suis peut-être désabusé par le monde qui m'entoure... mais c'est simplement trop beau pour être vrai. La vie avant était peut-être plus simple, mais pas aussi simple. Parce qu'entre nous, le coup de la grand-mère qui donne son livret bancaire au premier jeune con venu... Et puis, comment l'auteur sait ce qu'a fait sa grand-mère lorsqu'il n'était pas là au moment des faits ? Elle peut lui avoir raconté, mais avec tant de détails, j'ai comme un doute. Plusieurs même.
Avec Une Sacrée Mamie, j'ai su profiter de la pauvreté d'autrui pour en retirer une expérience constructive. Je ne sais pas si ça m'aiderait à relativiser mes déboires personnels, mais ça a en tout cas le potentiel pour.
Avec un double degré de lecture qui saura aussi bien plaire aux enfants et aux adultes, Une Sacrée Mamie est un manga qu'on peut recommander les yeux fermés à un public très jeune. Le manga n'est ni violent, ni complexe et ne prend pas ses lecteurs pour des cons à les inonder de mignardises sirupeuses pour leur faire baisser leur garde. C'est simple, c'est efficace et c'est complet en plus de se vouloir drôle et intelligent. C'est pas tous les jours que je tombe sur un manga «familial», qui plus est encensé par mes soins. Les âmes les plus pures pourront s'y abandonner sans s'adonner à la perdition, je m'y engage.