Watchmen... in Space !
"Parfois, épaté, je lui disais : "Mais enfin Serge, tu tires ça d'où? D'où ça te vient ?" Sa réponse était toujours la même : "Il y a des maîtres. Nous sommes des élèves. Il suffit de lire les maîtres qui ont pour nom Daniel Defoe, Herman Melville, Edgar Allan Poe, Cervantès, Homère." En musique, il révérait Chopin, Gerschwin et Art Tatum."
Philippe Manoeuvre, Rock, page 121, sur Gainsbourg
Voilà une oeuvre qui a le douteux mérite d'être symptomatique d'une période. Un siècle de production extensive a amoncelé un large patrimoine de culture pop devenu la référence exclusive des récentes générations. Kubrick puisait dans la littérature et la musique de toutes les époques. Tarantino produit des mash-ups de films préexistants sur fond de musique pop. Alan Moore comme tous les auteurs de comics a pillé la littérature et le cinéma de genre pour briller dans le medium de la bande dessinée, qui n'a jamais vu un tel déferlement de "créativité". Il a chopé le truc, comme Gainsbourg : épater le chaland en lui servant une version allégée des chefs-d'oeuvre des arts plus "nobles". En toute modestie, comme les réalisateurs de cinéma "classiques" qui se considéraient comme des amuseurs de foire, des artisans travaillant dans l'ombre de la véritable culture classique.
On peut considérer cette vision hiérarchisée de la culture comme étriquée, passéiste, ethnocentrique.
Les "arts mineurs" recèlent leurs chefs-d'oeuvre, expression d'une riche créativité avec leurs outils propres, et pas la simple adaptation des réussites relevant d'autres supports. La transposition aussi est fertile : le clown au cinéma devient Buster Keaton, Charlot, etc.
Picasso copie des statues africaines et hop! Il invente un genre artistique, paraît-il. On voit l'intérêt de s'inspirer d'arts "primitifs" négligés pour renouveler sa propre culture. Mais cette démarche d'appropriation a fait long feu tout comme les vieilles hiérarchies, la culture s'est depuis longtemps mondialisée en rendant difficiles ces forfaitures, et la création de nouveaux genres est le résultat de métissages.
Le problème ne se situe donc pas dans l'oubli de la "grande culture classique" considérée comme un ensemble vénérable situé en haut d'une pyramide culturelle et civilisationnelle. Mais simplement dans la méconnaissance (je m'inclus) des meilleures oeuvres de l'histoire de l'humanité. Meilleures pourquoi, pour qui? Pour ceux qui n'ont pas rangé leur cerveau dans leur poche.
La fiction est le champ libre où la pensée a vagabondé pendant des siècles , d'où ont forcément émergé de géniaux classiques, porteurs de nouvelles idées rapidement explorées par une multitude d'auteurs. Les autres supports fictionnels ne font pas le poids : trop coûteux, trop contrôlés. Ils se contentent de puiser à la source de quoi se renouveler mollement.
La majorité creuse le sillon tracé par les précurseurs. A minima faut-il tenter d'y mettre un certain style, ou d'y apporter la touche qui maintient le genre dans l'air du temps. On verra bien si on peut faire passer quelques innovations en contrebande - ce que Moore s'est efforcé de faire.
Si la mise au goût du jour connaît le succès, la formule "améliorée" sera imitée. Mais répéter la recette d'une bédé commerciale, c'est reproduire ce qui n'est déjà le plus souvent qu'une expression culturelle dérivative : la bédé inspirée par la bédé inspirée par le film adapté du livre exploitant la veine du sous-genre "exploration spatiale et paradoxes temporels".
Facile d'être le dieu du manga quand on crée quasiment le medium, facile de pomper tous les classiques du cinéma et de la littérature, mais transcender tout ça demande une sorte de folie débridée canalisée dans un capacité de travail démente - la bédé demande un cortège de qualités. Ozamu Tezuka pratiquait un style de dessin bien moins détaillé que Denis Bajram. Alan Moore n'avait pas assez de temps à consacrer au dessin, il s'est concentré sur le scénario. Bajram pensait-il pouvoir à lui tout seul faire mieux que deux génies réunis ?
Il cite honnêtement ses influences. Il les a mal digérées.
Hormis l'Incal de Jodorowski, Retour vers le Futur, Terminator et ses avatars X-Men-esques, le pompage majeur est Watchmen, dans le contenu et la forme - épisodes axés sur un membre du groupe, complot interne, relations entre les personnages, scènes copiées telles quelles, etc. - pour le reste, Bajram est forcément condamné à arpenter les chemins tracés par les romans de sf, ce n'est pas un tort, au contraire.
Mais les dialogues sont pénibles. La psychologie est délaissée au profit d'interminables explications sur le voyage dans le temps, les trous de ver, ce que tel et tel ont fait pendant les trente dernières années, l'histoire mondiale, etc.. Bajram a voulu condenser trop de péripéties alambiquées aux dépens des personnages (un travers typique de la sf?).
Le final nous fait retomber dans les pires clichés de comic book/James Bond. L'ironie à tiroirs de Moore est passée à la trappe.
Les dessins des décors et des vaisseaux spatiaux sont très réussis et mis en valeur par les cadrages dans les quatre premiers tomes.
Les visages sont souvent bâclés. Dans les deux derniers tomes, c'est également le cas de la mise en page. On dirait que l'artiste a hâte d'en finir, et on le comprend. Malgré sa maîtrise de nombreux aspects du dessin, son style est sans charme.
La colorisation digitale ressemble à une ébauche - la technique de l'époque n'était pourtant déjà plus balbutiante - elle mériterait d'être reprise complètement, car en l'état elle relève du sabotage ; c'est juste moche.
Cette bédé au titre peu engageant est une prometteuse et maladroite oeuvre de jeunesse. L'auteur peut persévérer dans cette voie pour combler ses lacunes et s'améliorer, ou tabler sur ses points forts et se consacrer au dessin technique. Il aurait pu profiter de l'encadrement et des conseils d'un éditeur compétent.
On peut se réjouir que la bande dessinée continue à être le champ dans lequel les Français cultivent une ambition. L'expérimentation et l'audace, nullement interdites par les barbelés du genre, fleurissent dans les friches vivace de la bédé du XXIe siècle. Bajram a osé un "blockbuster intelligent", un précurseur en bédé de Interstellar ; le résultat est un sous-comic sans charme.
"Cette obscure figure du folklore (...) fut vénérée pendant de nombreuses années par le peuple primitif et infantile de Milton Keynes (...) il arrive traditionnellement en hiver et signale aux jeunes que leurs jeux et leurs passe-temps les font apparaître émotionnellement limités et intellectuellement superficiels."
Présentation d'Alan Moore par lui-même sur la page de garde de League of extraordinary Gentlemen : Century
"L'imitation des choses excellentes en fait trouver de semblables."
Pline le Jeune