Comprenez donc que tout ce vous ferez ne sert à rien.

Ce tome est le dix-huitième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, elle paraît en prépublication dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome comprend les chapitres 158 à 164. Il ne comprend pas de liste exhaustive des noms des personnages apparus dans les précédents.


Jisai Kanemaki a confié son fils adoptif Kojiro Sasaki, à Ittosai Ito pour que ce dernier lui enseigne l'art du sabre. Ito fait porter à Kojiro une banderole stipulant qu'il est le meilleur bretteur, pour provoquer les autres apprentis croisés en chemin. Dans un village, ils croisent Gon'nosuke Muso qui porte une banderole similaire. Ce dernier confond Ittosai Ito et Kojro Sasaki, croyant que ce dernier porte la banderole du premier. Après les avoir provoqués, il reste étendu par terre.


Gon'nosuke Muso finit par demander l'autorisation à Ittosai Ito de les accompagner pour bénéficier de leur enseignement. Ensemble, ils se dirigent sur le champ de bataille de Sékigahara. Sur place ils contemplent des dizaines de cadavres gisant dans la boue, mutilés par les coups portés au combat. Ils voient approcher un jeune homme dépenaillé, portant un sabre dans son fourreau : Takezo Shinmen (futur Miyamoto Musashi).


Dans ce cinquième tome consacré à Kojiro Sasaki, il croise la route du personnage principal sur le champ de bataille de Sékigahara, c’est-à-dire là où se déroulait la première scène du premier tome, comme une sorte de boucle. Takehiko Inoué commence par accorder plusieurs séquences à Gon'nosuke Muso pour qu'il puisse acquérir de l'épaisseur. Ce jeune bretteur dispose de sa propre personnalité qui n'est ni celle de Kojiro Sasaki, ni celle de Miyamoto Musashi, en encore moins celle de Matahachi Hon'Iden (celui usurpera l'identité de Kojiro).


Voici donc un nouvel apprenti du maniement du sabre, encore assez jeune, du même âge que Kojiro. L'auteur en fait un jeune adulte, un peu fanfaron, avec déjà des compétences au sabre. À nouveau, l'enjeu est de faire ressortir par comparaison la personnalité de Kojiro Sasaki. Par opposition à d'autres bretteurs, Gon'nosuke Muso admet immédiatement son infériorité au sabre, sans que cela ne lui pose un problème d'ego. La juxtaposition avec Kojiro ait apparaître la concentration de ce dernier. Lors des combats qu'il livre, le lecteur repense à l'observation de Jisai Kanemaki (son père adoptif).


En étant sourd, Kojiro ne perçoit le monde que par ce qu'il voit. Sa perception de la réalité et l'interprétation qu'il en fait sont entièrement focalisées sur l'objectif de l'affrontement au sabre. L'auteur souligne ce point de vue lorsque Kojiro affronte Gon'nosuke Muso, puis un autre bretteur anonyme de grande taille à la forte carrure. Il laisse le premier en vie, alors qu'il tue le second. Pour Kojiro Sasaki, tuer un adversaire n'a de sens qu'à condition qu'il soit prêt à mourir. Or Gon'nosuke Muso n'est pas dévoué corps et âme à son art, c'est encore un dilettante qui n'a pas intégré qu'il peut mourir lors d'un duel.


Dans un premier temps, Gon'nosuke Muso semble ne servir que de faire valoir comique. Il se trompe d'identité entre Ittosai Ito et Kojiro Sasaki, pensant que ce dernier porte la bannière du premier. Il estime qu'arrivé à 50 ans Ittosai Ito n'a plus qu'à se coucher pour mourir. Mais il se prosterne devant lui quand il reconnaît comme un grand maître d'escrime à l'énoncé de son nom. En fait il incarne un apprenti bretteur un peu insouciant, c’est-à-dire dans le contexte de cette série, quelqu'un pour qui le sabre n'est pas son unique raison d'être. Kojiro Sasaki en ressort comme un individu pour qui la vie ne prend toute sa saveur que lors des affrontements au sabre, parce qu'il la risque et parce qu'il s'agit pour lui de triompher de son opposant, d'être le vainqueur, celui dont la volonté et le savoir-faire lui ont permis de vivre, alors que l'autre est mort et que sa volonté a succombé à celle de son adversaire.


Comme dans tous les tomes, les dessins sont magnifiques. Ils établissent les décors avec précision et authenticité, avec une exactitude quasi photographique. Le lecteur éprouve une totale confiance vis-à-vis de l'artiste quant à la véracité historique des costumes, des accessoires et des armes. Le langage corporel est d'une grande finesse qu'il s'agisse de la violence des coups portés, ou des scènes dialogues, ou encore des moments sans paroles. En particulier, la personnalité de Gon'nosuke Muso ressort autant par ses propos, que par ses attitudes. Le lecteur voit par lui-même que son comportement oscille entre des postures bravaches pour se donner de la contenance, et des élans émotionnels sincères et sans retenue quand il s'incline devant Ittosai Ito pour se faire pardonner sa méprise, ou quand il observe Kojiro Sasaki en train de s'entraîner.


Il y a un autre personnage dont la personnalité ressort plus par son langage corporel que par ses paroles : ittosai Ito. Takehiko Inoué le place dans la position de mentor vis-à-vis de Kojiro Sasaki, c’est-à-dire un personnage inspirant de la confiance. Mais son comportement et ses regards en coin finissent par mettre mal à l'aise. Il y a évidemment la façon dont il manipule Kojiro, en prenant avantage de sa surdité, il y a aussi son comportement vis-à-vis de la femme avec qui il a une relation sexuelle. Il s'agit d'une relation fondée sur la force, sur l'assurance du plus fort. L'auteur dépeint encore une autre forme de caractère pour un samouraï : un homme ayant acquis de grandes compétences (sinon il n'aurait pas survécu jusqu'à cet âge), capable de jauger ses adversaires au premier coup d'œil, facétieux avec une pointe de cruauté (la manière dont il provoque d'autres bretteurs pour que Kojiro s'entraîne contre eux, en sachant pertinemment qu'il les tuera). Derrière sa compétence et son efficacité, il lui manque une fibre morale.


Au chapitre 161, Ittosai Ito, Kojiro Sasaki et Gon'nosuke Muso arrivent sur le champ de bataille de Sékigahara, alors que l'affrontement entre les 2 armées est terminé. Ils contemplent les cadavres et les mourants gisant dans la boue. La rencontre avec Takezo Shinmen relève de ces coïncidences qui abondent dans le roman et dans le manga, une licence romanesque propre à cette écriture héritée du feuilleton. Il s'en suit plusieurs pages pendant lesquelles les protagonistes combattent contre des soldats parcourant le champ de bataille, au milieu des cadavres.


Ce passage est particulièrement morbide, rendu encore plus pénible par la forte densité d'informations visuelles, l'artiste représentant chaque armure, chaque harnachement dans le moindre de ses détails, sans oublier les traits pour figurer la pluie, le sol assez foncé parce que détrempé par l'eau. Cela donne l'impression qu'il se complaît dans cette boucherie sanglante, dans ce bourbier inextricable. Le lecteur sait déjà que les protagonistes survivront à cette rencontre, à ces heures passées sur ce champ de bataille de la veille. Et pourtant l'auteur insiste, et ça dure.


Puis il revient en mémoire une phrase en apparence très pragmatique de Gon'nosuke Muso : "Maître, c'en est fini, le sabre n'est plus utile à la guerre, on dirait". Les experts en sabre sont arrivés après la bataille, leur sabre ne leur sert à rien. Pire encore, un capitaine d'une armée leur déclare : "Comprenez donc que tout ce que vous ferez ne sert à rien". La séquence finale en rajoute encore une couche avec un tireur embusqué faisant feu avec un mousquet. L'auteur expose toute la futilité d'apprendre le maniement du sabre. Ça ne sert à rien : les modalités de combat ont évolué, le sabre et les bretteurs sont dépassés, leurs compétences sont devenues obsolètes. Ils sont déjà des reliques d'un passé révolu. Takehiko Inoué expose l'inanité d'une vie consacrée à apprendre un art désuet, sans application pratique dans la vie concrète.


Ce passage est des plus cruels car l'auteur condamne sans appel une vie dévolue à l'apprentissage d'une méthode pour donner la mort, qui n'a plus d'application pratique. Il désigne les bretteurs et les apprentis bretteurs comme des individus apprenant un art qui n'a plus de sens que quand ils se mesurent entre eux, sans aucune valeur aux yeux des membres actifs de la société. Takehiko Inoué ajoute encore à la cruauté lorsqu'Ittosai Ito se rend compte qu'il a appris tout ce qu'il sait à son protégé Kojiro Sasaki, et que ce savoir a été rattrapé par l'obsolescence. Cette condamnation est d'autant plus définitive qu'elle prend place au milieu d'un champ de bataille jonché de cadavres, de vies gâchées.


Ce tome commence avec des relents de farce (le comportement irréfléchi de Gon'nosuke Muso) et s'achève dans un drame d'une noirceur accablante (Ittosai Ito apprend à Kojiro Sasaki, à reproduire un comportement que tout le récit condamne).

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le 13 juin 2019

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