Ce tome est le vingt-septième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, sa prépublication s'effectue dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome contient les chapitres 234 à 242. Il comprend une liste exhaustive des noms des personnages apparus dans les précédents, chacun accompagné d'une ou deux phrases synthétiques les présentant.
En bordure du champ de bataille, Ryohei Ueda est assis en train de calmement fumer une pipe (malgré son état). Au domicile des Hon'Ami (Koetsu et sa mère Myoshu), Kojiro Sasaki s'entraîne à se tenir immobile au point qu'un oiseau vienne se poser sur le bâton qu'il tient en l'air. À l'invitation de Myoshu Koetsu, il rentre dans la maison et s'entraîne à écrire le nom de Musashi. Ce dernier se trouve toujours sur le champ de bataille à combattre ce qu'il reste du clan Yoshioka.
Miyamoto Musashi ressent un étrange trouble momentané de la vision lui permettant de distinguer la force de l'engagement de son adversaire dans le combat, ou plutôt son degré de préparation à l'éventualité de la mort. En face de lui, le groupe mené par maître Yo'Ichi a décidé de passer à l'attaque de l'embrouille, c'est-à-dire se jeter sur lui pour mettre à profit sa fatigue générée par ces longues heures de combat.
Le lecteur entame ce vingt-septième tome avec un petit mouvement de recul. Qu'il ait compté ou non le nombre d'individus tombés au combat dans le tome précédent, il sait qu'il en reste encore (pour les plus curieux, un rapide feuilletage du tome confirme que ce combat à 1 contre 1, 70 fois est loin d'être fini). Est-ce que c'est long ? Un peu, et c'est voulu. À l'instar du tome précédent, l'auteur s'est fixé comme objectif de décrire dans le menu détail ce à quoi peut ressembler un combat contre 70 adversaires. Ça ne se fait pas en 5 minutes. Il continue de montrer les particularités de l'approche de quelques-uns des combattants. Les derniers ne sont pas les moins méritants ou les plus trouillards, juste ceux qui n'ont pas pu accéder avant jusqu'à Musashi.
Le lecteur voit donc défiler un indécis (à juste raison), un adversaire obsédé par l'idée d'attaquer Musashi, un élève regrettant qu'il n'ait pas pu parvenir à un stade de maîtrise plus avancé de son art (car il a bien évalué qu'il allait mourir), un bretteur incapable d'anticiper ce qui l'attend (incapable de lire Musashi, sa tactique, sa force, sa technique), un blessé essayant de tenter sa chance une deuxième fois, etc. Comme dans le tome précédent, l'auteur apporte une touche particulière à chaque adversaire, le rendant unique pour un bref instant, avant le ou les coups portés par Musashi.
L'auteur montre également les conséquences de ces longues heures de combat. Musashi est harassé de fatigue, et ça se voit dans sa posture, dans ses gestes saccadés et en nombre réduit. Son visage et ses vêtements sont souillés de sang, le sien, mais aussi celui de ceux qu'il a occis. Chapitre 235, ses chaussettes sont d'une couleur repoussante (effet saisissant qui nécessite un petit moment pour se rappeler que ce manga est en noir & blanc). Le terrain devient glissant à force d'avoir absorbé du sang. Lors d'un moment de pose (entre 2 assauts), le lecteur voit la zone jonchée de cadavres éventrés. Au chapitre 238, le lecteur voit la sandale en corde tressée (leitmotiv visuel) d'un des combattants, déraper dans la terre devenue boueuse. Alors que le lieu choisi (une plaine dénudé) aurait pu permettre au dessinateur de s'économiser, il n'en est rien puisqu'il s'attache à la représentation de la texture du sol, de la maigre végétation.
Tout au long de cette très longue séquence, la silhouette du pin aux branches tombantes de l'Ichijoji revient régulièrement en arrière-plan. D'un côté, cela atteste du fait que l'artiste s'attache à la cohérence de la disposition spatiale des particularités du terrain. D'un autre côté, le lecteur se dit que cette présence est également symbolique, Takehiko Inoué développant chroniquement le concept de rapport à la nature, à la fois comme exemple, mais aussi comme environnement dans lequel l'homme s'inscrit. Il est donc possible d'y voir la persistance de l'arbre, par rapport aux morts ne cessant de s'accumuler, comme si l'arbre et les hommes évoluaient dans 2 référentiels temporels différents.
Ryohei Ueda est devenu un adversaire de première importance face à Musashi Miyamoto. C’est donc tout naturellement que Takehiko Inoué lui accorde un peu plus d’importance dans le récit revient sur son parcours personnel. Il ne s’agit pas d’une biographie aussi détaillée que celle de Kojiro Sasaki. Il est possible de voir dans ces quelques pages un symbole. Ce samouraï a été recueilli par la famille Yoshioka dans des circonstances qui sont détaillées. L’auteur développe cette séquence selon 2 axes. A un premier niveau (celui qui est mis en avant), cet individu est fortement impressionné par le message de son instructeur : "On doit s’efforcer de porter un seul coup, un seul". La phrase précédente permet de comprendre le sens de la phrase : "C'est maintenant et ici qu'on se donne tout entier". Inoué souligne que chaque instant de la vie est unique et qu'il convient d'en tirer le meilleur parti, car la vie c'est ici et maintenant.
De manière sous-jacente, l'histoire personnelle de Ryohei Ueda fait apparaître qu'il a pu réussir à intégrer la caste des samouraïs, malgré une position sociale de plus bas niveau. Le corollaire de ce constat est de faire apparaître la structure rigide de la société japonaise à cette époque, avec ses seigneurs, et une noblesse régnant sur ses sujets. Une autre remarque en début de tome complète ce regard. Ueda se dit que l'âge du sabre est passé depuis de longtemps. La société japonaise connaît une phase de mutation : "L'école Yoshioka et tous ses guerriers revendiquent fièrement leur condition, eux qui ne sont pourtant que des laissés pour compte de la société. Pourtant, ils ne cherchent pas à vivre autrement, et tous délaissés qu'ils sont se contentent de plastronner". Ce constat est celui que Miyamoto Musashi a déjà fait sur la vanité de son art, son obsolescence déjà survenue, son inutilité dans une société civile. Cet état de fait facile à établir depuis le vingt-et-unième siècle devient encore plus définitif et radical quand le lecteur se souvient que le même Ryohei Ueda a menacé Musashi quelques tomes auparavant, avec une arme à feu dont il ne savait même pas se servir (c'est dire s'il est inadapté aux temps à venir).
Parmi les éléments récurrents, le lecteur observe l'omniprésence des corbeaux sur ce champ de bataille jonché de cadavres. Ils continuent bien sûr à jouer leur rôle de charognard, mais ils survolent également la ville de Kyôto, comme si l'âme des morts au combat survolait les preuves de la civilisation qui s'est construite sur leurs morts, et aussi sur les individus qu'ils ont tués au cours de leurs duels, mais aussi au cours de leurs guerres. Les fantômes ou les esprits des défunts In'Ei Kakuzenbo et Sekishusai Yagyu formulent un commentaire sur sa situation, apparaissant comme flottant dans les airs, sans que personne ne les aperçoive. Ils constatent le degré de souplesse de Musashi et estiment que tant qu'il disposera cette capacité, il ne pourra pas être touché. Ils s'interrogent sur ce qu'il deviendra après. L'auteur rappelle au lecteur que ce combat n'est pas une fin en soi, et que ce carnage aura un prix à payer, y compris pour le vainqueur.
Au cours de ce tome, le lecteur revoit 2 personnages récurrents. Kojiro Sasaki continue d'apprendre la calligraphie. Les images de l'artiste insiste sur le fait qu'il s'agit d'un art physique, que Sasaki y met tout son être, et que tout son corps participe aux mouvements du pinceau. Il trace également les idéogrammes dans la neige, support éphémère, faisant écho au caractère tout aussi passager des peintures à l'eau de Musashi. Dans le dernier chapitre, Musashi a une apparition d'Akemi (une jeune femme ayant été la protégée d'Oko, et l'amante de Seijuro Yoshioka. Il faut un peu de temps au lecteur pour la reconnaître (car elle ne dit pas son nom), et pour déterminer s'il s'agit d'un songe ou de la réalité. Déjà, Miyamoto Musashi est mis face aux conséquences de ses mises à mort, les remous causés par la disparition de ses adversaires.
Ce tome conclut un passage qui défie l'entendement. L'auteur savait qu'il devait représenter cet affrontement hors norme (1 contre 70), et être à la hauteur. Le défi narratif est à l'aune de celui de Musashi. Takehiko Inoué doit se donner tout entier à la représentation de ce carnage, montrer chaque combattant comme un être humain à part entière, avec son individualité, montrer chaque coup porté comme étant différent de tous les autres, montrer la fatigue qui monte chez Musashi, et que tout cela soit plausible, crédible pour le lecteur. La volonté de progression de Musashi se confond avec celle de l'auteur qui s'impose ce passage exigeant et morbide, sans s'y soustraire, sans tricher, sans diminuer son niveau d'implication. Il passe l'épreuve haut la main. Le lecteur se rend compte que lui-même s'intéresse plus à ce que Miyamoto Musashi deviendra par la suite qu'à d'éventuels combats à venir. Après cette boucherie tous (Musashi, Inoué, le lecteur) aspirent à des moments plus calmes, plus constructifs, moins létaux.