Monsieur Miyamoto Musashi, sans rival

Ce tome est le trentième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, sa prépublication s'effectue dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome contient les chapitres 261 à 269. Il comprend une liste de la majeure partie des personnages apparus dans les précédents, chacun accompagné d'une ou deux phrases synthétiques les présentant.


Toujours emprisonné, Musashi regrette de ne pas pouvoir voir la Lune depuis sa cellule, Lune qu’Otsu est en train de contempler à l'extérieur. Elle est à nouveau assaillie par la vision de Ryohei Ueda. Un garde sans nom vient voir le prisonnier et l’appelle monsieur Miyamoto Musashi, sans rival. Musashi pense aux autres sans rival qui l’ont précédé : Munisai Shinmen, In'Ei Kakuzenbo, Sekishusai Yagyu, le moine Inshun, Kojiro Sasaki.


Iénao Ogawa déclare se mettre au service de Kojiro Sasaki et l’emmène à Kokura pour être employé comme instructeur par le clan Hosakawa. Miyamoto Musashi reçoit la visite du seigneur Itakura à plusieurs reprises. Takuan Sōhō et Koetsu Hon'Ami évoquent la nature et la beauté du sabre, et ce qui rapprochent Kojiro Sasaki et Miyamoto Musashi.


Avec ce tome, le lecteur est à nouveau saisi par l'intelligence narrative de l'auteur. Celui-ci met en scène un tournant dans la vie de ses 3 personnages principaux : Miyamoto Musashi bien sûr, mais aussi Kojiro Sasaki et Otsu. Le premier a pris conscience des limites de sa quête pour devenir le meilleur. Il a accompli un exploit de sabreur sans précédent, il a progressé à un niveau où peu d'autres sont parvenus avant lui. Pourtant il est insatisfait. Il estime que la notion de "sans rival" est un mirage, une illusion dépourvue de réalité concrète. C'est ce qu'il déclare face au seigneur Katsushige Itakura.


Ce gouverneur militaire de Kyôto vient à son tour (après Takuan Sōhō) pour lui parler de son avenir. Il souhaite savoir ce que signifie le titre "sans rival". Après le moine (pouvoir spirituel), c'est le gouverneur (pouvoir temporel) qui s'inquiète de l'avenir de Musashi. Itakura fut également un bretteur émérite, ayant eu des relations avec la famille Yoshioka, en particulier Denshichiro et Seijiro encore enfants. Musashi se doute bien que ce grand seigneur a des idées derrière la tête, mais il commence par lui répondre franchement. C'est l'occasion pour l'auteur d'aborder sous un angle différent, d'autres conséquences de la bataille contre les 70 du clan Yoshioka. Musashi éprouve l'impression que cet exploit est finalement dépourvu de sens, qu'il n'y trouve pas la satisfaction qu'il espérait.


Takehiko Inoué évoque un aspect des individus vivant à plein leur passion. Ils ont beau progresser toujours plus avant dans leur art (ou dans leur passion), ils ont toujours en tête les étapes qu'ils peuvent encore franchir, pour devenir encore meilleurs. En parallèle, ils ne peuvent que faire le constat de leur éloignement progressif des centres d'intérêt et des préoccupations partagés par la majorité de la société, par les individus normaux. Plus ils progressent dans leur domaine, plus ils ressentent la futilité de leur implication et de leur effort, la vanité de leur engagement. C'est à la fois vain parce qu'il y aura toujours meilleur qu'eux (peut-être même qu'il y a déjà eu meilleur avant eux, et qu'ils n'atteindront jamais ce niveau) et parce que ce niveau d'expertise n'a pas d'application pratique dans la vie de tous les jours.


La discussion entre Musashi et Itakura aboutit à une déclaration qui est aussi un conseil de la part d'Itakura : la bonne voie est celle du milieu. Soit le lecteur est familier des préceptes de base du bouddhisme et il identifie la référence au chemin du milieu tel que Siddhartha Gautama l'a défini. Soit il n'en est pas familier et il s'interroge sur le sens de cette sentence à laquelle Itakura apporte autant d'importance. Pour un lecteur occidental, il n'est pas toujours aisé de savoir si ce type de référence est une évidence culturelle, vraisemblablement porteuse de sous-entendus divers et variés. Il lui faut alors se référer à une encyclopédie pour comprendre la portée de cette remarque.


Loin d'avoir un effet miraculeux et instantané sur Musashi, les interventions d'Itakura l'obligent à tester la force de ses résolutions. Elles sont une invitation à entrer dans le monde plus complexe des adultes. Jusqu'alors, Miyamoto Musashi a vécu par lui-même et pour lui-même, sans se soucier des autres, sans chercher à s'installer, ne vivant que pour sa passion. Il s'est entraîné pour se rapprocher toujours plus près d'une forme d'excellence, pour être le meilleur. Le seigneur Itakura lui propose de mettre ses compétences au service de la société pour une activité plus constructive, apportant quelque chose à la société. L'auteur développe la même progression pour Kojiro Sasaki, pour qui cette évolution ne semble susciter aucune interrogation (il faut dire aussi que le lecteur n'a plus accès à ses états d'esprit). Sans avoir l'air d'y toucher, Takehiko Inoué met en scène un autre personnage dont la maturité (malgré la jeunesse) lui permet de passer ce stade (abandonner la voie du sabre, pour se livrer à une autre tâche), avec une élégante aisance : Iénao Ogawa.


Sur ce plan, Otsu est la plus mal logée. Dans les tomes précédents, de nombreuses femmes étaient réduites à la simple fonction de donner du plaisir aux hommes (Kojiro Sasaki, Seijuro Yoshioka, Matahachi Hon'Iden). Ce rôle est épargné à Otsu, mais le chemin de cette entrée dans la vie active d'adulte lui est soufflé par un spectre. Elle semble passive, ou plutôt juste réactive aux propos tenus par ce fantôme. Le décalage avec les rôles masculins est si grand, qu'il en devient surprenant.


Il apparaît plusieurs autres personnages, dont le garde qui surveille la cellule de Miyamoto Musashi et qui veille à ses besoins. Bizarrement, l'auteur ne lui donne pas de nom (au moins dans ce tome). Il lui dessine systématiquement des yeux tous ronds, quelle que soit ce qu'exprime le reste de son visage. Ce parti pris graphique est assez déconcertant surtout de la part d'un artiste aussi attentionné aux détails. La compréhension de cette bizarrerie vient au chapitre 267, quand le seigneur Itakura indique à Musahsi que : "versé dans la vénération, on désire imiter, on croit se rapprocher, on se cramponne, et tout ce temps on croit garder les yeux ouverts. Mais c’est comme s’ils restaient clos.". Visiblement ce garde ne suit pas la voie du juste milieu, il adore Musashi, sans compenser par un esprit critique.


Ce garde emmène Musashi dasn un dojo où s'entraînent des amateurs. Cette séquence montre qu'il s'agit d'individus passionnés par leur activité, sans avoir le degré de rigueur de professionnels. Takehiko Inoué leur donne des apparences distinctes plus relâchées que celles des sabreurs du clan Yoshioka, en faisant des individus plus ordinaires, plus proches du lecteur.


Contrairement à ce que le lecteur pourrait croire, Takehiko Inoué conserve tout l'intérêt visuel de son récit, malgré ce niveau de réflexion et de conceptualisation. Par exemple, cette progression dans l'art du sabre correspond à une montée dans les niveaux. L'artiste le représente dans une transposition à la lettre d'une force désarmante. Alors qu'Iénao Ogawa tente de monter le long du mat d'un navire, il échoue à mi-parcours et chute lourdement sur le pont. Au contraire, Kojiro Sasaki monte avec aisance à une hauteur plus élevée, une métaphore du fait qu'il est meilleur sabreur qu'Ogawa.


Comme précédemment, Takehiko Inoué continue d'utiliser des images récurrentes, comme rappel visuel de sensations attachées à des moments chargés en émotion. Le lecteur revoit avec un pincement au cœur la chaîne lestée (appartenant à Kohei Tsujikazé) dans un dessin pleine page, en ouverture du chapitre 265. Non seulement le lecteur reconnaît l'arme de Tsujikazé, mais il replace d'autant plus facilement cette séquence qu'il reconnaît l'implantation des herbes et des arbres. L'image du charnier des 70 du clan Yoshioka revient également à plusieurs reprises (en particulier dans le chapitre 265) comme le constat de la boucherie dépourvue de sens qu'elle était vraiment. L'image de l'eau de l'océan agitée de vaguelette apparaît plusieurs fois dans des contextes différents, avec des significations différentes. A nouveau, le lecteur peut admirer le degré de minutie avec lequel l'artiste représente l'eau, dans toute la complexité de sa surface et de ses reflets.


Toujours aussi subtil et efficace, le dessinateur réutilise la personnification de l'égoïsme de Miyamoto Musashi. Il lui avait donné une forme dans le tome précédent. En revoyant cette forme (un spectre incomplet et pointu), le lecteur l'associe immédiatement à cet aspect de la personnalité de Musashi, sans que l'auteur ait à le rappeler. Ainsi il comprend que le personnage est en train de se remémorer des séquences de son passé, en analysant son comportement comme étant le fruit de son égoïsme, tout ça rien que par les images. Très fort ! Les discussions entre les personnages s'avèrent tout aussi inventives et captivantes sur le plan visuel. Par exemple le seigneur Itakura occupe ses mains en sculptant un morceau de bois, pendant qu'il parle. Le lecteur peut donc voir ses mouvements, évitant une scène trop statique (il se rappelle également que Musashi s'est aussi livré à cette occupation). Même si l'action se situe à plus de 90% en ville, il reste plusieurs plans de la nature, ou des oiseaux (la grue ou le héron, faisant son apparition, comme une métaphore de la hauteur à laquelle sont parvenus Sasaki et Musashi).


Avec ce tome, le lecteur a conscience que le récit est parvenu à moment charnière, comme les personnages. Le temps est venu pour plusieurs d'entre eux de rentrer dans l'âge adulte, de prendre une place constructive au sein de la société, de laisser derrière eux une part d'égoïsme. Le récit est très dense, et pourtant toujours fluide, avec des visuels intéressants et imaginatifs, alors qu'ils illustrent souvent des émotions ou des concepts. Chaque chapitre comprend plusieurs moments visuels exceptionnels, qu'il s'agisse d'un personnage (le garde), d'un décor (à nouveau une vue du château de Himeji, château du Héron Blanc), d'une occupation (Koestu Hon'Ami en train d'entretenir la lame d'une épée), d'un moment unique (un jeune Takezo éprouvant la sensation qu'il ne fait qu'un avec l'infinité environnante dans le chapitre 269). En phase avec le déroulé de la vie de Miyamoto Musashi, l'auteur adapte sa narration pour transcrire des évolutions plus complexes.

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le 15 juin 2019

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