Je n'ai pas de rancœur à avoir, pour personne.

Ce tome est le trente-deuxième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, sa prépublication s'effectue dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome contient les chapitres 279 à 287. Il comprend une liste de la majeure partie des personnages apparus dans les précédents, chacun accompagné d'une ou deux phrases synthétiques les présentant.


Les 4 pages couleurs de début de tome montrent Miyamoto Musashi s'interroger sur la particularité du bras droit d'Ittosai Ito. Une discussion tendue s'engage entre les 2 rônins, Musashi tentant de s'en tenir à une position d'attente, Ito trop content de trouver un adversaire à sa mesure. Le spectre de Sekishusai Yagyu fait son apparition et s'installe sur le porche de l'auberge pour assister au spectacle.


Jeune adolescent, Takezo Shinmen avait réalisé une sculpture en bois du démon du Sabre : Ittosai. Otsu et Jotaro se hâtent de rejoindre le chevet de Sekishusai Yagyu dont la santé va en déclinant. Matahachi Hon'Iden évoque le souvenir de Takezo se confiant sur une expérience de décorporation. Ittosai Ito se souvient de son combat contre Kojiro Sasaki.


Pas facile pour l'auteur d'intéresser le lecteur à encore un nouveau combat dont l'issue est vraisemblablement connue d'avance (parce que la série continue après et que la vérité historique certifie que Miyamoto Musashi y a survécu). Pourtant ce combat revêt de l'importance à plusieurs niveaux. Pour commencer, Musashi s'en tient à sa résolution et ne souhaite pas qu'il ait lieu. En face, Ittosai Ito est ravi d'avoir trouvé un adversaire à sa mesure et il compte bien jouir de l'affrontement. Il faut encore ajouter à ça qu'Ito cache quelque chose ayant trait à son bras droit, et que l'hubris (ou égoïsme) des 2 rônins se manifeste sous forme de spectre aux yeux du lecteur. Finalement cet affrontement contient une part de suspense très importante. L'issue aura des répercussions sur Ito et Musashi, et même le déroulement du combat aura des conséquences.


Une fois encore, Takehiko Inoué réussit à tenir le lecteur en haleine, alors même que le résultat du combat est connu. Le combat se déroule avec une rapidité foudroyante, en un seul mouvement. La mise en images est spectaculaire à souhait. Comme à son habitude, l'artiste réalise des dessins d'un réalisme saisissant. Le lecteur peut détailler la moindre aspérité sur le sol du chemin. Il peut observer les arbres qui le bordent. Il regarde le tissu grossier des vêtements de ces 2 bretteurs sans égal. Il y a bien sûr une case dédiée aux sandales de corde tressée, et une pour un oiseau qui vole dans le ciel.


De manière toujours aussi hypnotique, les gros plans sur les visages permettent de rendre compte de la concentration des combattants, sans aucun effet de lassitude ou de répétition pour le lecteur. Ces séquences d'affrontement attestent de l'excellence de la narration qui continue de respecter les conventions associées (regards ténébreux, postures d'attente, gestes trop vifs pour être perçus), et pourtant il n'y a aucune impression de clichés, de stéréotypes, ou même d'exagération.


Il y a un deuxième affrontement au sabre, dans le chapitre 286. Sa construction est en tout oint similaire à celle du début du tome, et pourtant l'histoire racontée n'a rien à voir, il n'y a aucune redondance. Alors qu'Ittosai Ito est l'un des combattants dans les 2 cas, le déroulement est fondamentalement différent, les enjeux ne sont pas les mêmes et les passes d'armes n'ont comme seul point commun que leur brièveté. À nouveau le décor naturel est représenté avec soin, permettant de se projeter dans ce champ d'herbe, entouré de sapins.


Alors que Miyamoto Musashi poursuit ses vagabondages, il n'y a pas de sensation de répétition non plus pour les endroits traversés, ou les situations. Chacun d'entre eux porte la marque de l'instant présent du récit, lui apportant un caractère unique. Comme dans chaque tome, le lecteur peut se délecter des illustrations soignées, qu'il s'agisse de l'auberge en bord de route, du bâtiment abritant Sekishusai Yagyu, ou de celui du temple Hozoin abritant In'Ei Kakuzenbo. Si l'envie lui en prend, il peut même comparer les techniques de pose de tuiles utilisées pour ces 2 derniers, avec la certitude que l'auteur les a reproduites fidèlement. L'artiste se montre tout aussi excellent quand il dessine des détails telle que la tasse d'In'Ei Kakuzenbo se fendant en 2 (comme un écho du bol ébréché de Koetsu Hon'Ami, chapitre 265, dans le tome 30), ou une fleur coupée (en ouverture du chapitre 282, évoquant une autre fleur coupée quand Musashi s'entraînait dans le tome 9).


Les personnages sont représentés avec le même niveau de détail, mais aussi l'art et la manière de leur donner vie. Les gros plans sur les visages servent également à indiquer que les individus sont en train de passer en revue leurs options, de concevoir leur tactique. C'est un élément qui a été établi dans les tomes précédents (en particulier le combat entre Musashi et Denshichiro Yoshioka, avec la représentation de différentes attaques potentielles). Contre toute attente (mais conformément à ses apparitions dans les tomes précédents), Ittosai Ito dégage un charme magnétique, le rendant sympathique (en particulier par ses sourires naturels, reflétant son réel plaisir intérieur). Mais lorsqu'il se concentre pendant le duel, son visage exprime toute sa détermination, sa capacité de concentration, sa volonté farouche de vaincre, de tuer son adversaire.


Le lecteur apprécie également l'intelligence de la représentation des spectres. Il y a celui de Sekishusai Yagyu dont les gestes sont bien ceux d'un vieillard, observant un individu plus jeune que lui suivre le même chemin que lui, commettre des erreurs similaires aux siennes. D'une manière originale, Takehiko Inoué met en scène une forme de tutorat dans lequel l'aîné tente de faire bénéficier le jeune (Miyamoto Musashi) des leçons qu'il a tiré de son expérience. L'existence de ce spectre est expliquée dans ce tome, sans recours au surnaturel, comme une manifestation de l'inconscient de Musashi, à nouveau de manière aussi visuelle que par le texte, avec une élégance narrative sans égale.


Il y a également les 2 spectres représentant l'hubris d'Ito et de Musashi. À nouveau, le lecteur accepte ce qu'ils représentent parce que l'auteur a développé progressivement ce dispositif visuel au cours des tomes précédents. Il ne s'agit pas non plus d'une manifestation surnaturelle bon marché. Ce que Takehiko Inoué représente c'est la façon dont Musashi conceptualise son besoin d'affrontement, de se mesurer à un autre bretteur, de prouver sa supériorité. Il ne s'agit donc pas d'une représentation littérale, mais bien de la matérialisation d'un concept psychologique. Le lecteur saisit que Musashi tente de lutter contre son penchant naturel (aller à l'affrontement), et qu'il perçoit cette même envie irrépressible chez son opposant.


Ainsi par des zones grises aux contours déchiquetés (leur forme, leur étendue), l'auteur donne à voir ce que ressentent les bretteurs lors de leur phase d'observation. Il fait preuve de pédagogie vis-à-vis du lecteur pour l'aider à parcourir le chemin intellectuel nécessaire pour parvenir à comprendre son propos. Du coup quand ces représentations de l'hubris prennent une forme nouvelle dans les dernières pages du chapitre 282, le lecteur comprend que Musashi franchi un nouveau pas dans la compréhension de sa psyché.


Ces 2 combats n'occupent finalement que moins de la moitié du tome. L'auteur aborde encore bien d'autres thèmes. Il introduit un autre phénomène psychique, celui de la décorporation. À plusieurs reprises, Musashi contemple son corps comme si son esprit flottait à l'extérieur de celui-ci. Le lecteur a le choix d'y voir une expérience spirituelle au premier degré (s'il estime que cela ressort du réel), ou bien une métaphore sur la capacité de Musashi à prendre du recul vis-à-vis de lui-même, à observer et analyser son comportement. Le lecteur apprend que ce phénomène s'est déjà produit alors que Musashi était un jeune adolescent et qu'il l'avait évoqué avec Matahachi Hon'Iden.


C'est aussi l'occasion de voir le jeune Takezo Shinmen s'entraîner à réaliser des mouvements de sabre, inlassablement. Le lecteur peut enfin voir cette phase d'apprentissage, peu évoquée jusqu'alors. Il découvre également que Takezo se livrait à la sculpture, déjà adolescent. Dans un moment déconcertant, l'auteur montre qu'en prenant le surnom d'Ittosai Ito (le démon du sabre) de manière littérale, le jeune Musashi avait eu l'intuition de son hubris comme si ce savoir était déjà en lui. Takehiko Inoué développe aussi la motivation psychologique des 2 principaux personnages. Il utilise un point de vue psychanalytique pour montrer (plutôt que d'expliquer longuement) que les 2 recherchent des sources de plaisir, comme n'importe quel être humain. Là où Ittosai Ito jouit toujours autant de sa maîtrise supérieure de l'épée, l'image de la boucherie de la mise à mort a supplanté ce plaisir chez Musashi. Avec une facilité et une élégance magistrales, Takehiko Inoué met à nu la psyché de ses personnages.


Malgré la puissance d'analyse de son récit, l'auteur trouve encore le moyen de le rendre divertissant, et même de se moquer de lui-même. Le lecteur retrouve une séquence dans laquelle Matahachi Hon'Iden évoque les hauts faits de Miyamoto Musashi, et son public se lève et s'en va dès qu'il parle d'autre chose que des duels à l'épée (en l'occurrence de l'expérience de décorporation), insinuant que l'auteur a peur de perdre ses lecteurs, s'il continue dans cette voie de l'introspection.


Derrière une apparence linéaire et la narration de 2 combats, ce tome se révèle une profondeur analytique d'une grande rigueur, maniant avec un rare bonheur la métaphore visuelle. Takeiko Inoué continue également de s'aventurer sur le chemin de la philosophie et de la spiritualité, réussissant à montrer que l'individu ne doit pas se couper de ses sensations (Détache-toi du langage, si tu veux être au beau milieu de l'instant.), et qu'il est le responsable de son état (Je n'ai pas de rancœur à avoir, pour personne.). Il sait lui-même prendre du recul sur l'importance ou la portée de ce qu'il raconte, puisqu'il intime à son personnage de sourire mieux que cela (Learning to smile, titre du chapitre 285), pour éviter un accès de sériosité lugubre.

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le 15 juin 2019

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