Ce tome est le trente-cinquième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, sa prépublication s'effectue dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome contient les chapitres 304 à 309. Il ne comprend pas de liste présentant les principaux personnages.
Miyamoto Musashi a décidé de rester auprès d'Iori, en se faisant appeler Takezo, son nom initial. Suite aux difficultés du tome précédent, il décide de construire une digue en bonne et due forme pour canaliser le ruissellement des eaux de pluie et éviter une nouvelle inondation du lopin de terre cultivé. De son côté Iori s'intéresse à son parcours de rônin, à commencer par l'âge auquel Takezo a tué son premier homme (réponse : 14 ans).
Takezo et Iori vivent à 2 dans la masure du père défunt d'Iori. Ce dernier demande à Takezo de lui apprendre à lire et à écrire, à partir d'un exemplaire des analectes de Confucius. Il demande également de lui apprendre à tenir et à manier un sabre de bois. Malgré son premier échec, Takezo s'entête à cultiver ce lopin de terre. Il fait connaissance avec Shusaku leur plus proche voisin, avec les villageois du hameau qui s'inquiète pour le sort d'Iori. Le seigneur Nagoka et son assistant Toyo-Zaemon lui rendent visite pour lui demander de les accompagner dans le fief du clan Hosokawa.
Takehiko Inoué avait bien prévenu ses lecteurs dans le tome 33 que son récit ne serait plus si agréable. Effectivement, dans ce tome il n'est plus question de la vie confortable de Kojiro Sasaki dans l'île de Kokura. Le récit se concentre sur Miyamoto Musashi (Takezo Shinmen), ayant pris en charge Iori, un enfant d'une dizaine d'années, dans un hameau pauvre, avec des ressources limitées. D'un point de vue visuel, l'aridité de la terre peut évoquer le terrain dénudé de la fin du tome 20, où Kojiro Sasaki se battait jusqu'à l'épuisement contre un samouraï après l'autre.
Dans le tome précédent, le lecteur avait vu 2 thèmes visuels prendre plus d'importance. Il y a avait celui de la terre et celui de l'eau. Il les retrouve dans ces pages. À nouveau Takezo travaille la terre avec sa houe, se couche dessus, voire dedans tellement elle est gorgée d'eau, en prend une poignée dans sa main pour la contempler, pour la scruter. Le voisin Shusaku se moque de lui, en lui faisant observer qu'il cultive la terre comme s'il s'agissait d'une bataille ou d'un duel, qu'il n'a aucune idée des connaissances nécessaires pour faire pousser du riz, qu'il est incapable de savoir si cette terre est suffisamment riche pour la culture, ou si elle y est impropre (allant jusqu'à dire à ce propos : Au fond peut-être qu'un sourd le percevrait mieux…, en parlant de la vie qui existe dans cette terre).
Effectivement, il n'y a pas de solution miracle : Takezo doit apprendre de ses erreurs, voir ses efforts réduits à néant par l'inondation ou les sauterelles, être incapable de subvenir aux besoins de nourriture d'Iori. L'artiste représente toute cette terre avec ses aspérités, la caillasse à enlever, ou encore les champs luxuriants du voisin. Le lecteur peut voir le sol détrempé. Il constate que lorsque Takezo se couche à même ce sol, sa tunique s'imbibe de boue (il a dû la laver dans le tome précédent). Comme à son habitude Takehiko Inoué n'use pas de raccourci graphique. Quand il montre les paysans aidant Takezo à creuser un canal de dérivation, le lecteur peut voir toutes les aspérités de la terre, tous les cailloux. Dans le chapitre 307, il y a un magnifique dessin pleine page montrant le champ du voisin avec une utilisation d'un pointillisme microscopique qui rend parfaitement compte de l'impression visuelle donnée par les cultures. Comme Miyamoto Musashi, l'artiste est un fin observateur de ce qui l'entoure.
Le lecteur retrouve donc également le thème de l'eau. Cela commence avec la première inondation, au cours de laquelle l'artiste représente le courant de l'onde en train de recouvrir le terrain cultivé. Il y a également l'eau dans un seau, dont se sert Takezo pour laver les pieds d'Iori. Les petites éclaboussures sont représentées avec minutie, et un sens de la direction dans laquelle elles jaillissent en fonction de l'angle avec lequel l'objet est plongé dedans. Par la suite, Takezo contemple la surface calme de la rivière, avec les effets de miroitement. Lorsqu'il est poussé dedans par Iori, les gerbes sont cohérentes avec la trajectoire de sa chute.
Le lecteur peut encore observer le magnifique tourbillon de bulles quand Takezo nage sous l'eau. Il se mire avec lui quand il regarde la surface de l'eau qu'il tient dans ses mains. À chaque séquence tournant autour de l'eau, le dessinateur effectue un travail minutieux pour représenter son mouvement, les jeux de lumière, ainsi que l'impression générale qui s'en dégage. L'auteur place donc l'eau liquide au centre de ce tome, Takezo se faisant la remarque que " Pente inclinée, lit étroit, courant vif, forme du terrain, des forces extérieures déterminent complètement le courant de l'eau. Elle ne fait que suivre. Les forces extérieures lui dictent sa conduite. Pour autant elle reste de l'eau. De l'eau et rien d'autre, totalement libre.".
Le lecteur reste un peu sur sa faim avec cette observation. S'il ne s'agit pas d'un truisme, il n'y a pas d'analyse pénétrante ou de métaphore éclairante dans ces propos. Ils sont complétés par d'autres, alors que Musashi s'entraîne en forêt, aspirant en lui les sensations produites par l'observation de ce qui l'entoure. Il se fait alors les réflexions suivantes : "Cet arbre est ce qu'il est, et cet autre aussi, lui aussi, et lui encore. Le fait que je sois ce que je suis, je dois l'assumer, c'est tout. Dans chacun de nous, à l'intérieur, il y a un tout sans fin. Le vide et le plein s'y confondent.". À nouveau Musashi se fait la réflexion de la nature ou de l'essence des choses (eau ou arbre), pour parvenir à une conclusion qui laisse songeur.
Si le lecteur est familier des préceptes bouddhiques, il identifie le terme Vide, étant parfois traduit par Vacuité, et le constat fait sens. Sinon, il voit bien que Musashi vient de parvenir à une nouvelle forme d'entendement, sans bien comprendre lequel. La situation du personnage principal dans ce tome met en scène les relations qui l'unissent avec les individus qu'il côtoie, évoquant la relation d'interdépendance (abordée dans les tomes 21 et 23, entre autres). Une recherche permet alors d'aboutir à la notion de Śūnyatā (vacuité) : le vide d'une existence intrinsèque, inhérente ou indépendante, le vide d'une nature propre, résistant à l'analyse, ou encore le vide de toute essence objective (source wikipedia). Il est vraisemblable que pour un lecteur japonais il s'agit d'une notion ordinaire, ce qui n'est pas forcément le cas pour un lecteur occidental.
Ces recherches permettent également d'apprendre que cette vacuité peut être symbolisée par un cercle (Enso), ce qui évoque celui tracé par le seigneur Tadaoki, à l'attention de son fils Tadatoshi, dans le tome précédent. La notion de vacuité renvoie également à la révélation faite par Sekishusai Yagyu à Musashi, sur la nature de sa force, ou de ce que veut dire être le meilleur (dans le tome 11). Ce point de vue est confirmé par les conseils que Musashi se donne à lui-même en continuant de s'entraîner, à savoir ne pas devenir un obstacle pour son sabre.
Cette prise de conscience se déroule dans une séquence de 18 pages, où l'auteur intercale la case obligatoire sur une prise d'appui sous forme de gros plan sur un pied dans sandale de corde tressée, une remémoration d'une sensation similaire quand il s'entraînant tout jeune adolescent dans les bois, une aigle volant haut dans le ciel (une métaphore du recul que Musashi prend en esprit), des gouttes d'eau sur une feuille (un rappel que la forme de l'eau s'adapte à son environnement), et des mouvements amples et secs de Musashi avec son sabre. À nouveau, Takehiko Inoué réussit l'exploit de mettre en image le cheminement d'une pensée complexe et conceptuelle.
Le lecteur voit donc se dérouler sous yeux une nouvelle phase de l'éveil de Musashi, une nouvelle étape dans sa volonté d'amélioration personnelle. Pourtant à la lecture ce tome ne donne pas du tout l'impression d'une dissertation philosophique avec une structure rigide. L'auteur donne aussi à contempler des moments fugaces exceptionnels. Il y a cette image irrésistible dans laquelle Iori ironise aux dépends de Musashi, sur le fait que l'eau a débordé sa digue, à la fois moqueur et tendre, singeant sa fanfaronnade "Je dompterai l'eau". Dans le même chapitre 304, Musashi agenouillé devant Iori lui lave les pieds dans un geste doux qui fait écho (pour des catholiques) à Jésus lavant les pieds de ses disciples.
Il y a cette page de dessins crayonnés qui renvoie aux pages en couleurs du début du tome 31 (les globules rouge de Musashi se remettant au travail, attestant de sa motivation retrouvée). Dans le chapitre 307, l'artiste réalise un magnifique portrait croqué sur le vif de l'intensité avec laquelle Iori s'applique pour écrire. Dans le dernier chapitre, Musashi assène un coup de houe avec une violence indescriptible, dans un dessin en double page d'une brutalité à blêmir. Le chapitre 307 s'ouvre avec une illustration pleine page représentant une sauterelle sur le pommeau d'un sabre, magnifique oxymore visuel dans son étrangeté. Le chapitre 306 se termine avec un dessin en double page montrant les principaux personnages tués par Musashi en duel, illustrant ses propos simples mais définitifs "Les morts ne reviennent pas".
Loin d'être contemplatif ou déprimant, ce tome 35 regorge de moments fragiles et uniques, avec un moment de compréhension proche de la révélation (au sens mystique du terme) pour le personnage principal. Les dessins sont toujours de toute beauté, et d'une minutie au service de la narration. L'émotion affleure à chaque séquence. Encore un tome aussi élégant qu'intelligent, sensible, émouvant.