Ce tome est le trente-sixième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, sa prépublication s'effectue dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome contient les chapitres 310 à 315. Il ne comprend pas de liste présentant les principaux personnages.
Les 4 pages en couleurs d'ouverture montrent que la nouvelle tentative pour créer un terrain propice pour une rizière est un échec cuisant : il ne retient pas l'eau. Musashi continue de goûter de la terre, pour essayer de comprendre une critique acerbe de Shusaku, son voisin qui possède une rizière. Il continue également de s'entraîner au sabre, avec des mouvements vifs et tranchants dans le vide.
De son côté, Shusaku rentre chez lui pour découvrir que ses réserves de riz ont été pillées. Il connaît un moment de grand abattement, avant de vérifier que ses réserves secrètes pour le prochain ensemencement sont intactes. Puis il se lance à la recherche des coupables à qui il inflige une punition sortant de l'ordinaire. Musashi et Iori se retrouvent donc au même point : réussir à bêcher leur terrain de manière à pouvoir semer du riz. Mais les réserves de nourriture du village vont en s'amenuisant alors que l'hiver approche, le moral des paysans diminuant de plus en plus.
Takehiko Inoué l'avait bien annoncé par l'entremise de Matahachi : la suite sera pénible. Effectivement, le lecteur constate que Miyamoto Musashi s'entête dans sa décision de rester dans ce hameau miséreux et de vouloir s'improviser cultivateur, ce pourquoi il n'a ni les compétences, ni l'expérience nécessaire. Iori reste bien présent comme témoin de ses actes, néanmoins il est relégué en arrière-plan, avec une importance très diminuée par rapport au tome précédent. Il a conservé toute sa ressource, en témoigne sa capture d'une minuscule grenouille qu'il fait cuire et qu'il mange. Il fait preuve d'un bon sens paysan, c’est-à-dire qu'il sait comment tirer le meilleur parti de ce dont il dispose malgré les ressources raréfiées, grâce à son expérience personnelle. Ce comportement sert de point de comparaison à celui de Musashi qui continue de cultiver la terre comme s'il s'agissait d'un combat au sabre où il se donne sans compter.
En lieu et place d'Iori, c'est donc Shusaku qui prend une importance grandissante dans ce tome. En surface, le lecteur s'interroge sur les motivations de ce bon samaritain. Ce monsieur vit dans le même dénuement que les autres paysans, en cultivant toutefois une rizière qui donne du riz. Il dispose des compétences requises pour cultiver la terre. Il est le propriétaire d'un terrain adapté à la culture du riz. Il voit d'un mauvais œil l'amateurisme de Miyamoto Musashi et affiche une certaine condescendance vis-à-vis lui. Ce qui devient surprenant au fil des pages, c'est son comportement altruiste. Sans explication sur ses motivations, ledit comportement apparaît étrange. Il reste sur place, alors que l'hiver s'annonce rigoureux et que les réserves ne permettront pas de tenir jusqu'à la récolte des semis à mettre en terre après l'hiver. Il partage le peu de réserve qu'il lui reste et il finit par céder à la pression des paysans et à partager son terreau.
Pris au premier degré, ce comportement ne fait pas sens. Le lecteur n'a d'autre choix que de le prendre comme une licence romanesque, un élément s'apparentant aux coïncidences feuilletonnantes propres à cette série. Il est même possible d'y voir comme un élément de conte, encore qu'il soit possible que ses motivations soient explicitées dans le prochain tome. Bien sûr le personnage principal reste Miyamoto Musashi. Le lecteur voit que pour lui, l'enjeu est de maîtriser son hubris. Le travail de la terre lui permet de trouver l'état d'esprit favorisant l'humilité et lui fournissant la force de se remettre en question. L'artiste continue de représenter l'hubris sous la forme d'un ectoplasme agressif et crénelé. Cette forme graphique permet au lecteur de comprendre ce qui se joue dans l'esprit de Musashi. Il est un peu paradoxal que Musashi apprenne à maîtriser son hubris, en s'entêtant à cultiver la terre, certain de finir par parvenir à faire pousser quelque chose. Ce paradoxe de maîtriser son égo par le biais d'une autre forme d'entêtement est levé avec la décision de Musashi à la fin de ce tome.
Takehiko Inoué centre donc son récit sur l'état d'esprit de Miyamoto Musashi, les épreuves qu'il affronte, et la façon dont elles modifient ses certitudes. De ce point de vue, ce tome constitue bien la continuité de sa quête d'amélioration personnelle. Dans les 2 premiers chapitres, l'auteur montre le personnage en train de s'entraîner, attestant ainsi qu'il s'agit toujours pour lui de progresser dans la maîtrise du sabre. Les personnages secondaires ne sont pas réduits à l'état de simples figurants, même si certains peuvent apparaître comme des satellites de l'histoire principale.
Il en va ainsi de Kyubei, l'ancien du village. Dans des pages émouvantes, le lecteur constate que le vieil homme se laisse mourir, à la fois parce qu'il estime avoir atteint la fin de sa vie, mais aussi pour ne pas être une bouche (improductive) de plus à nourrir. Le lecteur ressent le désarroi éprouvé par Shusaku, impuissant à le faire changer d'avis. En trame de fond, il se rend compte qu'il se joue autre chose. Shuzaku a lui aussi pris de l'âge et son indépendance est menacée (plus tout à fait assez fort pour cultiver seul sa rizière). Lorsque Takehiko Inoué le dessine en train de changer l'eau de l'oratoire, le lecteur voit une petite construction en bois, intéressante pour son aspect culturel, installée à l'orée du bois, comme une sorte de borne vers les éléments naturels. En le voyant en train de changer l'eau (une autre dimension symbolique de l'eau, voir tome précédent), le lecteur comprend qu'il est aussi en train d'assurer la fonction de l'ancien du village, et du coup son attitude vis-à-vis des autres villageois s'éclaire.
Parmi les autres personnages secondaires, le lecteur prête une attention particulière à la seule femme présente, et à son rôle. Elle n'est pas nommée, mais l'auteur lui donne un rôle primordial dans le contexte de ce récit désespéré : celui de donneuse de vie. À nouveau, il s'agit d'un personnage qui dépend des autres pour pouvoir assurer sa fonction. Le thème de l'interdépendance des individus est mis en scène, sans jamais être nommé, encore moins relié à une notion religieuse. Néanmoins pour le lecteur ayant suivi la série sur le long terme, l'allusion devient évidente. On peut encore citer Genta & Shisuke (les voleurs de riz) pour lesquels Shusaku conçoit une punition originale et mortifiante, afin de leur faire passer le goût de l'égocentrisme (ce qui insiste encore sur le nouveau rôle de guide de la communauté pour Shusaku). En fin de chaque chapitre, une page grise sert de séparation avec le suivant, l'auteur y glisse généralement une esquisse très rapide. À la fin du chapitre 311, il y insère les visages de 3 villageois, 2 nommés (Kisuke & Gonzo), et un anonyme, comme pour s'excuser de ne pas assez faire attention à ces pauvres hères.
Enfin, le lecteur a le plaisir de revoir Kohei Tsujikasé et Rindo (tome 13), évidemment sous forme de spectre. Ils apparaissent dans une scène muette, comme un rappel sans parole. Le lecteur se souvient alors que le thème principal développé dans cette ancienne partie du récit était celui de la spirale sans fin des duels à mort. Sans utiliser un seul mot, l'auteur montre qu'à nouveau Miyamoto Musashi est tenté de revenir à la voie du sabre, d'abandonner ces individus à leur sort, et de reprendre sa vie de vagabondage, sans obligation vis-à-vis d'autrui.
Au fur et à mesure que la nourriture vient à manquer, Takehiko Inoué dessine des visages plus marqués, des faciès émaciés, des corps qui perdent en masse corporel. Les villageois ont tendance à limiter leurs mouvements, ils arborent des expressions fermées, sans joie. L'artiste montre les conséquences de l'insuffisance nutritionnelle plutôt que d'aligner des pages de lamentation. Il tire tout le bénéfice possible de sa pagination. Il insère une scène particulièrement cruelle dans laquelle un corbeau picore une baie sous les yeux d'un villageois qui était en train de se demander comment l'atteindre. Il montre que l'un des personnages ne voient plus ses semblables que sous forme de squelette, alors qu'ils sont en train de remuer la terre du terrain d'Iori.
Avec un mouvement de recul, le lecteur peut se rendre compte qu'il est en train de regarder des tâches noires et grises dans une case, en les scrutant pourtant avec la même intensité que Musashi, pour essayer de comprendre ce qui fait la spécificité de cette terre. L'artiste est toujours exceptionnel pour transformer des tâches d'encre en formes identifiables. Il représente avec une grande force l'arrivée de l'hiver, par le biais des arbres dénudés, des feuilles en décomposition sur le sol, et de l'herbe disparue. Il ajoute une touche accablante, avec les corbeaux qui achèvent de gratter tout ce qui peut encore l'être, ne laissant rien pour les humains. Ces oiseaux restent annonciateurs de la mort, comme dans les tomes précédents.
De temps à autre, le lecteur reste saisi par la minutie d'un dessin qui a dû exiger des heures de patience pour une case, ou une page. Il en va ainsi des paniers en osier auxquels il ne manque pas une tige, des toits de chaumes où il ne manque pas une fibre, de la terre où toutes les mottes sont représentées, ou encore d'un panier empli de riz, où chaque grain est soigneusement délimité avec une précision époustouflante.
Ce tome poursuit cette nouvelle phase de maturation de Miyamoto Musashi qui hésite encore entre être le plus fort au sabre, ou choisir une autre voie. Il continue de s'entraîner à maîtriser son hubris pour qu'il ne s'interpose pas entre lui et les mouvements naturels du sabre, en s'astreignant à la discipline de la culture agricole. Ce faisant, il est également touché et changé par la vie des gens autour de lui. Takehiko Inoué choisit de le mettre au centre de son récit, comme le personnage principal, avec un code moral qui le rapproche des valeurs d'un héros traditionnel. L'investissement de Musashi dans la culture de ce champ le conduit à passer du temps au même endroit, à interrompre ses vagabondages, à se sédentariser, et à lier son sort à celui d'autres personnes.