Ce tome est le sixième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, elle paraît en prépublication dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche.
Ce tome commence avec le chapitre 50. Denshichiro Yoshioka (le fils cadet de l'école Yoshioka qui a été incendiée dans le tome 3) est arrivé à sa destination : la demeure de Sekishusai Yagyu, auprès duquel il souhaite perfectionner sa pratique du combat à la lance. Il est accueilli par Otsu. Cette dernière est la demoiselle de compagnie de Denshichiro Yoshioka avec qui elle joue régulièrement au go.
De son côté, Musashi se remet lentement de son combat Inshun, dans la maison de In'Ei. Musashi remet en question ses compétences de bretteur, et sa capacité à se montrer plus fort qu'Inshun lors d'un prochain combat, forcément inéluctable.
À partir du chapitre 55, le récit se concentre sur Matahachi qui est employé comme manutentionnaire à l'achèvement de la construction des fortifications du château de Fushimi. Un concours de circonstance va l'amener à reprendre la route et à se rendre à Osaka, où il se fait aborder par Yasoma Akakabe, avec une arnaque bien rôdée.
Le tome 5 était presqu'entièrement consacré au premier affrontement entre Musashi et Inshun, un duel d'une grande intensité, malgré son enfilade de séquences conventionnelles dans un récit de ce type. Ce nouveau tome se partage entre les conséquences de ce combat et la reprise de contact avec des personnages absents du tome précédent. Dès la première courte séquence, le lecteur est en terrain connu. Il reconnaît immédiatement les personnages grâce à leur apparence visuelle développée et propre à chacun. Il peut détailler à loisir les vêtements de chacun. Il peut observer avec minutie le goban (plateau de jeu de go), de la position des pierres, aux veines du bois.
Comme dans les tomes précédents, l'intrigue reste contrainte par le respect du roman d'Eiji Yoshikawa, à commencer par les coïncidences purement romanesques. Ainsi le lecteur n'est pas étonné de voir que la route de Denshichiro Yoshioka croise celle d'Otsu (personnage récurrent cher au cœur de Musashi), ou que Matahachi récupère opportunément de quoi usurper l'identité de Kojiro Sasaki, un samouraï réputé. Ces coïncidences sont la maque du fabrique du roman d'origine, de type feuilletonnant, et l'adaptation est bien obligée de s'y conformer.
Dans les chapitres 50 à 55, Takehiko Inoué s'attache à montrer la lente adaptation de Musashi à la défaite qu'il vient de subir, au constat qu'il ne battra jamais Inshun en comptant sur sa seule force. Le parti pris de l'auteur est de montrer, pas d'expliquer par de longs dialogues ou par des cellules de texte. Il ne se permet que quelques pensées intérieures de Musashi pour donner de la consistance à sa prise de conscience de sa défaite inéluctable s'il ne progresse pas.
Ainsi le lecteur voit Musashi se heurter à plusieurs reprises au fait qu'il ne peut progresser seul, simplement en se mesurant à des adversaires de plus en plus fort, et en montant les degrés de la caste des samouraïs de cette manière assez basique. Ce tome met en scène, de façon implicite, le besoin pour Musashi d'accepter de s'en remettre à un maître pour accepter ses leçons. Les souvenirs liés à son père prennent alors une autre dimension, le lecteur comprenant que l'enfance de Takezo Shinmen et sa relation avec son père l'ont conduit à se défier de tous les adultes.
Cette première partie est à nouveau magnifique d'un point de vue visuel. Les séquences se déroulent pour partie dans la maison d'In'Ei, et pour majeure partie dans la forêt. À nouveau il est possible d'observer l'aménagement spartiate de la maison, à nouveau il est très agréable de se promener en forêt. In'Ei emmène Musashi auprès d'une cascade. Dont Takehiko représente avec art, le flux d'eau, et l'humidité s'en dégageant.
L'auteur fait le choix de montrer que Musashi est un individu habitué à vivre en pleine nature qui ne craint pas de dormir à la belle étoile, qui sait grimper aux arbres, et que le contact avec l'humus rassérène. En cela il se départit un peu de son approche naturaliste, pour ajouter une touche de romantisme dans sa représentation, qu'il s'agisse du sol un peu trop uniformément tapissé de plantes et de feuilles, ou de Musashi allongé face contre terre à même le sol, sans ressentir aucun inconfort.
La deuxième partie s'ouvre avec une vue générale magnifique du chantier de construction du château de Fushimi, un vrai plaisir de lecture que de pouvoir prendre le temps d'apprécier les détails des échafaudages et des tâches des ouvriers. Takehiko renouvelle le spectacle des édifices avec la vue générale d'Osaka (chapitre 56) et la grande salle du temple Hozoin (chapitre 59).
Tout au long de ces chapitres (55 à 58), Takehiko s'attache aux pensées intérieures de Matahachi, montrant comment elles passent d'une résolution ferme, à la rationalisation de céder à la facilité. Le langage corporel de Matahachi rend compte avec une grande expressivité de la fluctuation de ses résolutions.
À nouveau pour cette partie, Takehiko Inoué n'a d'autre possibilité que de s'en tenir au roman. Le défi est de faire prendre vie à l'intrigue, de la rendre plausible d'un point de vue visuel. Le résultat est à nouveau époustouflant. Alors que le lecteur suit les ratiocinations oiseuses de Matahachi, il voit les réalités auxquelles il est confronté qui influent directement sur ses résolutions.
En particulier, Matahachi est confronté à 2 reprises à la mort violente d'un autre personnage. La première fois, Takehiko Inoué montre le cadavre dans sa flaque de sang, avec Matahachi assis à 1,50m de distance. Le lecteur comprend que cette vision produit une forte impression sur l'esprit de Matahachi. Ensuite Matahachi va devoir affronter un adversaire au sabre. Pour le coup, toute trace de vision romantique a disparu lors de ce combat, aussi mortel que bref. L'auteur en montre le déroulement (assez rapide), avec une issue aussi définitive que soudaine. La vie des adversaires ne tient pas à grand-chose.
Taehiko Inoué est tout aussi convaincant dans la mise en scène des événements qui vont permettre à Matahachi d'usurper l'identité d'un autre. Il sait montrer à quel point il s'agit d'une suite d'opportunités dont Matahachi profite sans rien avoir planifié. Au-delà de l'intrigue conforme au roman, le lecteur peut également apprécier à quel point l'auteur se montre habile pour rendre cette usurpation plausible. Comme Patricia Highsmith dans Monsieur Ripley, il expose à quel point l'identité d'un individu est faite de peu de choses, aux yeux de ceux qui le côtoient. Malgré les différences manifestes existant entre Kojiro Sasaki et Matahachi Hon'Iden, les autres individus n'ont pas de raison de mettre en doute l'identité de Matahachi.
De prime abord, le lecteur pourrait être tenté de trouver que Takehiko Inoué force le trait de la faiblesse morale et de la lâcheté de Matahachi. Mais au fur et à mesure des séquences, il voit le personnage faire pour le mieux avec les circonstances et ses capacités. Au final, le lecteur condamne le comportement opportuniste de Matahachi, tout en reconnaissant en lui ses propres faiblesses, ses propres tentations.
Après le combat du tome 5, le lecteur est tenté de considérer chaque séquence comme un ralentissement du récit, pour passer le temps en attendant le prochain affrontement. Il peut aussi grimacer devant l'opposition primaire entre le caractère de Musashi (courageux et empruntant la voie la plus difficile pour affronter chaque défi) et celui de Matahachi (pleutre, lâche et préférant la facilité). Or Musashi apparaît toujours comme un fonceur ne prenant pas le temps de réfléchir ou de se remettre en question, arrogant dans la certitude sa force virile. Au contraire, Matahachi apparaît plus humain, conscient de ses faiblesses et de ses limites. Musashi obéit à un code de l'honneur personnel très exigeant, alors que Matahachi vise plutôt la gratification immédiate, sans sublimation de ses désirs.
Pour tout lecteur ayant déjà fait l'exercice de l'autocritique, ou au moins de la remise en question, ce sixième tome est passionnant dans sa manière de montrer les caractères, de brouiller les frontières morales, alors même que le roman établit clairement que Musashi est l'exemple à suivre, et Matahachi l'incarnation de la faiblesse morale.