Difficile de résumer "Vernon Subutex" en quelques lignes, tant ce récit est foisonnant et regorge de multiples personnages aux trajectoires improbables. En gros, c’est l’histoire d’un ancien disquaire qui s’appelle Vernon Subutex. Pendant des années, ce grand dadais flegmatique partage sa passion pour le rock avec les clients de son magasin parisien, le "Revolver", avant de subir de plein fouet la crise de l’industrie du disque. Avec l’apparition du streaming, les clients de Vernon se font de plus en plus rares et le disquaire charismatique perd progressivement de sa superbe. Obligé de fermer sa boutique, il survit dans un premier temps en vendant sa collection de disques rares. Mais évidemment, ça ne dure qu’un temps et il finit par se faire éjecter de son appartement. Après avoir squatté chez toute une série de ses amis Facebook, y compris la très envahissante Sylvie, qui lance une véritable campagne de haine contre lui sur les réseaux après qu’il soit parti de chez elle en emportant quelques objets de valeur, Vernon finit par se retrouver à la rue. Elle paraît loin l’époque bénie où le jeune homme incitait ses clients à découvrir Jimi Hendrix, Pink Floyd ou Motörhead, désormais il doit apprendre à trouver les meilleurs spots et les bonnes phrases pour inciter les Parisiens à lui donner une petite pièce à la sortie du supermarché… Mais ce dont Vernon ne se doute pas, c’est que pendant que lui sombre, toute une série de personnages venus d’horizons très divers se mobilisent pour le retrouver, en le transformant au passage en une sorte de héros légendaire. Pour beaucoup d’entre eux, Vernon devient en quelque sorte le catalyseur de leurs désirs, en leur donnant le courage d’affronter leurs propres peurs. Et puis, il y a ces témoignages vidéo qu’Alex Bleach, un pote de jeunesse devenu une énorme star, a confié à Vernon. Maintenant que Bleach est mort, nombreux sont ceux qui veulent mettre la main sur ces confessions post-mortem. Décidément, la vie de clochard de Vernon Subutex ne s’annonce pas de tout repos…
Publié en trois volumes entre 2015 et 2017, le roman "Vernon Subutex" de Virginie Despentes a connu un énorme succès critique et public, avec plus d’un million et demi d’exemplaires vendus rien qu’en France. Il faut dire que le destin de ce disquaire déchu raconte en réalité la désillusion de toute une génération, celle des quadragénaires ayant abandonné leurs idéaux de jeunesse. De Xavier, le scénariste frustré, à Aïcha, la fille voilée de la star du porno Vodka Satana, en passant par Lydia Bazooka ou bien sûr Alex Bleach, les personnages de "Vernon Subutex" ont quasiment tous quelque chose de fracassé. Nostalgiques d’une époque révolue, ils ont énormément de mal à trouver leur place dans un monde qui, paradoxalement, est devenu beaucoup plus brutal qu’à l’époque insouciante du sex, drugs and rock’n’roll. Forcément, un tel roman ne pouvait que susciter l’intérêt du cinéma et de la télévision. La trilogie de Virginie Despentes a été adaptée en série télé par Canal+ dès 2019, avec Romain Duris dans le rôle de Vernon Subutex. Mais cette adaptation a déçu la romancière, qui a estimé que la série trahissait son oeuvre. C’est pour cette raison qu’elle a elle-même pris les devants pour l’adaptation BD de "Vernon Subutex", en allant chercher Luz pour la mettre en images et en s’impliquant pleinement dans l’écriture du scénario. Il est vrai que Luz, qui est un passionné de musique et qui est lui-même un ancien DJ, était sans doute le choix idéal pour cette version graphique de "Vernon Subutex", car le dessinateur de Charlie Hebdo se reconnaît pleinement dans le personnage du disquaire sans le sou. "À la fin de la lecture du premier tome, j’étais effondré. Quelqu’un me parlait d’un monde que j’avais laissé à Paris: celui d’avant les attentats. Cet univers subsistait chez moi", explique Luz dans une interview à France Inter. "C’est seulement à la fin de la lecture du troisième tome que j’ai compris qu’il y avait dans Vernon Subutex toute ma vie et celle des gens que j’aimais."
Luz s’est donc lancé corps et âme dans l’impossible adaptation des pérégrinations de Vernon, en donnant à son personnage principal un visage émacié qui ressemble à "Iggy Pop, Neil Young ou des types encore plus fracassés". Bien sûr, ce n’est pas une lecture de tout repos. Il faut parfois s’accrocher pour s’y retrouver dans les 300 pages très denses de cette première partie, d’autant plus qu’elles contiennent énormément de flashbacks. Mais en même temps, le dessinateur rockeur parvient à merveille à insuffler toute l’énergie et la force narrative du roman de Virginie Despentes dans ses planches. Cette version BD de "Vernon Subutex" est un véritable tour de force, qui séduira à coup sûr tous ceux qui avaient adoré le livre et permettra aux néophytes de plonger avec délectation dans les errances parisiennes de Vernon. Elle est l’occasion aussi pour Luz de faire passer un message à tous les artistes. "Nous sommes de plus en plus nombreux à ne pas comprendre où se situer entre le présent, le passé et le futur", dit-il. "Nous sommes de plus en plus nombreux, par les métiers que nous faisons, à ne pas être considérés, comme n’étant pas essentiels. C’est le cas de Vernon. Ce qui lui arrive est au-delà de la précarité: c’est l’idée de ne plus faire sens dans la société."
Plus de critiques BD sur mon site AGE-BD.