Il existe un monde où l'on parle aux oiseaux.

Ce tome contient une histoire complète indépendante de tout autre. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Landis Blair, scénario et dessins. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc, comportant vingt-cinq pages, entièrement dépourvue de dialogue. Il s’agit d’un format imposé dans cette collection des éditions Martin de Halleux, inspiré de l’ouvrage‎ 25 images de la passion d'un homme (1918), réalisé par Frans Masereel (1889-1972). Dans cet ouvrage, l’histoire est racontée en 25 gravures sur bois, chacune imprimée comme un dessin en pleine page, sans aucun dialogue non plus. Le premier tome de cette collection est ‎La forêt (2020) de Thomas Ott ; celui-ci en est le sixième. L’auteur étatsunien respecte cette contrainte à la lettre, à raison d’une image par page. Une petite entorse à la règle : la première et la quatrième de couverture forment une image supplémentaire. Landis Blair est également l’auteur de L’accident chasse paru en 2017.


Dans une zone sauvage enneigée, un homme avance tranquillement. Le ciel est clair, parsemé de nuages. Il s’agit d’un endroit dégagé sur plusieurs dizaines de mètres, bordé de sapins recouverts de neige ; le tapis de neige est immaculé, sans aucune trace de pas ou empreinte. L’homme est vêtu pour l’environnement : un pantalon chaud, un blouson épais, des bottes fourrées qui s’enfoncent dans la neige jusqu’à mi-mollet. Il porte un chapeau et des lunettes. Dans sa main droite il tient un bâton avec une manche à air à son extrémité. L’homme a parcouru la grande étendue dégagée dans un sens, laissant une trace avec ses empreintes de pas. Il revient dans l’autre sens et laisse une autre trace de pas, en parallèle, distante de plusieurs mètres de la première, tenant toujours le bâton à la main. Il repasse à nouveau dans le même sens que la première fois, entre les deux lignes ainsi tracées. Cette-fois-ci son allure de marche a changé : il n’avance plus en marchant normalement, il sautille, laissant ainsi un bon mètre entre chaque empreinte de pas.


Arrivé au bout de sa ligne, il s’arrête. Il a sorti un mouchoir de sa poche et il s’éponge le front, des gouttes de sueur coulant de sous son chapeau, après cet effort physique. Son blouson est fermé avec des gros boutons rounds. Il porte une paire de jumelles autour du cou. Il a planté son bâton dans le sol, et la manche à air semble inerte, indiquant le peu de vent. Deux fanions dépassent d’une poche de côté, de son sac à dos. Un peu de vent commence à s’engouffrer dans la manche à air, qui se met à l’horizontal. L’homme a les deux pieds fermement posés à plat dans la neige. Il a choisi de se positionner dos à une souche d’arbre, elle aussi recouverte de neige. Il a porté ses jumelles à ses yeux. Il se tient dans une position arquée en arrière, et avec les jumelles, il scrute le ciel. Un oiseau passe haut dans le ciel et il aperçoit en bas les empreintes de pas dans leur globalité, qui dessinent la forme d’une piste d’atterrissage.


L’éditeur a pris le parti d’afficher un numéro sur la tranche et le dos de la couverture, pour marquer la place de l’ouvrage dans la collection 25 images. Le lecteur en vient tout naturellement à faire une comparaison entre cet ouvrage et celui initial de Frans Masereel. Dans un premier temps, il remarque que celui de Landis Blair se déroule dans une durée assez brève, quelques heures tout au plus, alors que l’original se déroulait sur toute une vie pour évoquer un homme de sa naissance à sa mort. Dans un second temps, le lecteur est amené à mettre en vis-à-vis les choix artistiques. Il lui était apparu que Masereel s’inspirait de courants artistiques de son époque pour composer ses images, pas en les singeant, mais en s’affranchissant d’une représentation descriptive académique. Ici le dessin reste dans un registre plus fidèle à la réalité, avec un degré de simplification, l’éloignant d’un registre photoréaliste. Les images semblent moins ambitieuses dans leur façon de transcrire une perception personnelle de la réalité ou des ressentis. D’un autre côté, l’artiste utilise une technique de dessin très astreignante : des traits de contour classique, avec des croisillons de taille et de densité variables qui viennent donner du relief et de la texture à chaque forme détourée. Cette technique est vraisemblablement moins complexe que la gravure sur bois qui oblige à penser l’image en négatif, tout en nécessitant un fort investissement pour réaliser ces treillis et obtenir l’effet recherché.


La couverture annonce le voyage vers le sud d’un oiseau migrateur, tel que représenté en plein vol. L’illustration sur deux pages en dos de la page de couverture et sur la page en vis-à-vis montre un personnage qui quitte une grande pièce nue, avec une fenêtre carrée, une autre image supplémentaire en plus des vingt-cinq. L’intrigue se déroule dans une seule scène dans ce grand champ de neige vierge, marquée au fur et à mesure par les pas de l’homme, puis par les pieds des oiseaux. Il s’agit d’un décor assez simple par ses grandes zones blanches. Pour autant, l’artiste investit beaucoup de temps pour représenter les traces de pas, pour donner l’impression de profondeur avec cette technique de croisillons. Il représente avec consistance et cohérence la souche qui est présente dans treize images sur vingt-cinq. Il représente également les sapins en bordure du champ de neige à plusieurs mètres de distance, recouvert par de la neige. Dans chaque image, le ciel prend une place significative, entre un tiers et la totalité de l’arrière-plan, avec des nuages également texturés par des croisillons, et le ciel également texturé de la même manière.


L’attention du lecteur se porte tout naturellement sur l’unique personnage : ses gestes, ses postures, mais aussi son apparence. L’individu est un peu empâté, avec des joues pleines, avec des favoris, des lunettes, et des vêtements chauds, fonctionnels et confortables. Le lecteur n’en apprendra pas plus sur cet homme, si ce n’est sur l’objectif de ses actions dans cet endroit. Au cours du récit, l’oiseau de la couverture et quelques autres jouent un rôle important. L’artiste les représente avec un niveau de détail élevé, conformément aux caractéristiques anatomiques de chaque espèce, avec un degré de simplification assez faible. L’homme est présent dans vingt-deux images sur vingt-cinq. L’artiste varie les angles de vue et les distances de prises de vue, en fonction de l’action à montrer, créant une variation dans la lecture, installant un rythme posé et régulier.


La forme même du récit, des images, une par page, sans aucun texte incite automatiquement le lecteur à faire des suppositions sur ce qui est signifiant dans ce qui est montré, sur ce qu’il doit en comprendre, en déduire, sur qu’il pourrait éventuellement anticiper. La première question qui s’impose concerne l’intention de cet homme. Pour quelle raison se trouve-t-il ici ? Qu’est-il venu faire ? À quoi va servir la manche à air ? Il en vient à se dire que la localisation exacte de cette endroit enneigé n’a pas de réelle importance. Il voit bien que l’homme a préparé son projet : la manche à air, les jumelles, le dessin tracé au sol avec les traces de pas, l’utilisation des deux fanions amenés dans la poche latérale de son sac à dos. À la septième image, un premier événement survient qui permet de découvrir le fil directeur de l’intrigue, sans autant pourvoir en prédire l’issue ou la chute.


Dans la mesure où le créateur a choisi une histoire avec une unité de temps assez courte, elle se lit rapidement, donnant la sensation d’un récit facile, construit juste pour la chute. Pour autant le mécanisme narratif sans mot fonctionne de manière organique : le lecteur change son habitude de lecture automatique, pour une lecture plus participative, une expérience de lecture plus active. Il fait l’expérience d’être dans l’incapacité de lutter contre cette pulsion humaine qui est de chercher à identifier des schémas, à projeter des liens de cause à effet, et à vouloir anticiper le moment suivant. Il ressent également cette immersion dans un milieu naturel, ce plaisir à éprouver la sensation de l’espace dégagé et en même temps comme protégé par les forêts de sapins, d’être au calme, d’assister au spectacle de la nature avec le vol d’oiseau. Il sourit en voyant un oiseau se poser aux côtés de l’homme, une possibilité de communication avec le milieu naturel, limitée mais bien concrète. Il apprécie la sensation de liberté procurée par cette solitude, coupé du reste de l’humanité, soulagé de toutes les sollicitations incessantes du monde contemporain. Dans le même temps, il fait le constat de l’existence d’une intention chez l’individu, d’actes prémédités et construits.


En se lançant dans ce tome, le lecteur est bien conscient du caractère périlleux d’un tel exercice, une histoire en vingt-cinq images. Dans le même temps, il a déjà pu faire l’expérience de la multitude d’informations qu’un simple dessin peut contenir. Il regarde un homme se livrer à des actions simples et inoffensives dans un grand champ enneigé isolé, raconté avec des dessins minutieux et soignés. Au minimum, l’intrigue le divertit en stimulant sa curiosité et le surprend par sa chute. Il peut également se prendre plus au jeu, et la situation de l’homme ainsi que ses actions génèrent des échos dans ses propres expériences, dans ses propres envies. Bon voyage.

Presence
8
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le 30 mars 2024

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