Le souffle océanique qui permettait à l'auteur de décrire toute une société est encore bien présent ici. Chaque chapitre, correspondant peu ou prou à un mois de l'année, apparente le récit à une chronique, mais l'entremêlement des scènes et des personnages perpétue l'aspect rhapsodique de la narration, sans qu'il y ait obligation (comme dans les BD classiques) que la plupart des protagonistes soient amenés à se rencontrer à un moment ou à un autre.
Au contraire, chaque personnage - ou groupe de personnages - vit sa propre destinée en restant le plus souvent dans son milieu socio-culturel, et en en épousant les préjugés et les comportements dominants. Toujours point de militantisme de la part de l'auteur, donc, dans la mesure où ne se dessine jamais une prise de parti pour telles idées, telle forme de comportement. Donner à voir tout en apportant ce qu'il faut de fictionnel et de romanesque pour susciter l'intérêt du lecteur.
Certains personnages restent enfermés jusqu'au bout dans leur problématique : la pauvreté, la crasse, le deuil, l'idéologie... tandis que d'autres renouvellent les contenus apportés dans le tome 1 :
Parmi les premiers, la fille d'une pauvre femme (à la fois juive et communiste), tuée dans l'album précédent lors d'une manifestation du 1er Mai : elle cherche le responsable de la mort de sa mère, et poursuit sa vie en vagabonde éprouvée et efflanquée, auprès d'un chômeur , lui aussi juif et communiste, qui reçoit ponctuellement aide et assistance de la part d'une famille de Juifs traditionalistes... Les Juifs moins dépourvus, coincés entre la menace nazie et l'athéisme communiste, et cherchant à sauvegarder autant que possible leur liberté.
Parmi les seconds, un orchestre de jazz, au moins partiellement composé de Noirs (mais ces Noirs ont le visage blanc dans cette BD en noir et blanc, si bien que le doute est parfois permis), vient donner du dynamisme aux nuits berlinoises. Une belle audace, pages 30 et 31, que d'emplir les deux pages d'images d'un homme jouant d'un instrument à vent, sans aucune suggestion du son produit, et le tout sur fond blanc : procédé probablement destiné à suggérer la fascination du public pour cette nouvelle musique.
La sexualité (souvent l'homosexualité, vénale ou non) prend plus de place dans cet album : le jazz (vomi par les uns, idolâtré par les autres) contribue à alléger l'atmosphère dans les moments de détente, et à ouvrir la voie à une permissivité explicable par l'éloignement progressif de la défaite de 1918. Rendez-vous dans une vespasienne page 44, dans une cave page 154.
La manifestation sanglante du 1er Mai 1929 a fait du bruit, et politiciens comme journalistes enquêtent sur cette tragédie.
Kurt Severing et Marthe Müller voient leurs liens amoureux se déprimer quelque peu. C'est l'occasion pour Marthe de goûter aux douceurs sulfureuses de l'homosexualité. Marthe est très attachée à Berlin et refuse d'aller voir son père. Joli procédé graphique consistant à rédiger les bandeaux narratifs reflétant les pensées de Marthe en une élégante cursive de type anglais, alors que celles de Kurt sont rédigées en caractères issus de la machine à écrire qui est son instrument de travail (pages 40 et 41).
Images réalistes et déprimantes d'un quartier misérable de Berlin (pages 37 à 39). Très belle demeure bourgeoise page 89. Soupe populaire pages 121 et 122. On retrouve les verbiages intellos sur le retour à l'"objectivité" de préférence au symbolisme et même à la psychanalyse (pages 49 et 50). Soirée chaude lesbienne décadente (le bon vieux temps), pages 75 à 79, 107 à 110. Mise en images d'une dynamique Joséphine Baker et d'une de ses chansons (pages 61 à 63). Conseil de rédaction d'un journal socialiste pages 123 à 128.
La montée du nazisme se précise au cours de l'album. La mort du pacifiste Stresemann constitue une étape importante. La reconstitution d'un discours de Goebbels qui exploite politiquement l'assassinat d'un SA par des communistes est un morceau de choix (pages 160 à 162). Thalmann, de son côté, engage les "rouges" à mettre à bas le capitalisme international qui est en crise (on est fin 1929) (Pages 170-171). Le racisme nazi se concrétise lorsqu'un Noir joueur de jazz sort avec une Allemande (pages 191 à 193).
Le plus inquiétant réside peut-être dans une des scènes les plus calmes : comment un couple d'Allemands d'âge mûr (pas vraiment des exaltés) prend la décision de voter pour les nazis parce qu'il y a trop de désordre (pages 194 et 195). De fait, les nazis sortent renforcés des élections (1930). Epoque lointaine ? Réfléchissons-y : pas tant que cela...
Et, en toile de fond, la misère physique, mais aussi psychologique, poussant les uns à de miteux braquages ratés (pages 176 et 177), d'autres à des cambriolages de série noire (pages 200 à 207), d'autres encore à se doper au sexe, au café, au tabac (page 210)...
Fresque hautement documentée et très lisible, de belle tenue langagière, que l'on peut tenir en forte estime. Et qui communique au lecteur le sentiment de malaise d'une société dont les éléments semblent bien irréconciliables...