Vingt-trois prostituées
7.3
Vingt-trois prostituées

BD (divers) de Chester Brown (2012)

Débat: peut-on aimer 23 prostituées? (oui, ce titre peut prêter à confusion)

Je vous propose une bande son, que je trouve parfaitement adéquate pour cette critique (à condition d' aimer le rap). S'il y a des enfants près de vous, mettez un casque pour éviter de noircir leurs jeunes âmes.

http://bop.fm/s/casseurs-flowters/01h16-les-putes-et-moi

(oui c'est sur un site insolite, l'est pas sur youtube)

Veather: "Bienvenue dans l'émission "Les débats idiots". Aujourd'hui nous parlons BD: Peut-on aimer 23 prostituées? À mes côtés, Mr Bulle, expert en bande dessinnée, Mme Cruche, vielle pucelle puritaine, et Mr Bougon, cynique professionnel et accessoirement tête à claque.

Mr Bulle: Bonsoir.

Mme Cruche: Bonsôôôir.

Mr Bougon: Mgrrrmpfffffff...

Veather: Mr Bulle, pouvez-vous nous présenter ce comics indie pour le moins atypique?

Mr Bulle: L'auteur de "Paying for it" (titre en anglais), Chester Brown, fait partie du fameux "trio canadien", avec Joe Matt et Seth. Ces trois gars là marquent le monde de l'art séquentiel à leur façon, principalement liés par deux points communs: l'aspect perfectionniste de leur art, ainsi que leur névrose.
Chester est par ailleurs affublé d'un visage de psychopathe.
Sa mère schyzophrène s'est tuée par accident quand il avait 17 ans. Ce qui peut expliquer sa personnalité robotique, sans doute due au traumatisme.

Veather: Abrège. J'ai pas demandé un rapport psychologique foireux.

Mr Bulle: Ex anarchiste s'étant tourné vers le libertarisme et auteur de comics indépendant, Chester publie en 2011 cette BD conséquente de 284 pages, qui raconte sa décision d'essayer le sexe payant, ses expériences et sa conclusion.

Mme Cruche: C'est une honte! Ce sale libertarien va mourir en enfer!

Mr Bougon: Ce pauvre type est taré, il n'a aucun sentiment, aucune dignité, tellement loser qu'il est obligé d'aller aux putes parce qu'il ne sait pas séduire.

Veather (tousse): Une chose est sûre: cet ouvrage ne laisse pas indifférent. Déconnecté émotionnellement et totalement désabusé des relations conjugales -telles qu'elles sont conçues dans la société, Chester veut quand même avoir une vie sexuelle. Je crois que sur ce point précis, beaucoup se retrouveront en lui: besoin de sexe (à défaut d'affection) mais restreint par les codes sociaux/moraux.

C'est donc dans cette optique qu'il tente le sexe tarifé. C'est de manière très crue et détachée qu'il nous raconte, avec une impudeur déconcertante, ses aventures souvent pathétiques, et qui dans le meilleur des cas ne font pas rêver pour autant. Je doute qu'il ait modifié la réalité (en dehors de la protection de l'identité des professionnelles). Pourquoi? Parce que la réalité ne pourrait pas être plus crédible.

J'apprécie fortement ce détachement. Ni fier ni avilissant, Chester nous ouvre les portes d'un monde inconnu (enfin, peut-être pas de vous?). De la pauvre fille exploitée à l'étudiante qui veut payer ses études mais qui est feignasse, on découvre plusieurs possibilités. Pas qu'on ignorât que cela existe, mais la lecture permet de le vivre comme si on y était. Brrrrr, me direz-vous? Oui, Brrrr.

Mr Bulle: les passages au restaurant avec ses deux amis sont sans doute LE point fort de cet oeuvre; en effet, Joe Matt et Seth ne sont pas d'accord avec leur ami. Leur opinion rejoindra sans doute celle du lecteur. Ces pages plairont forcément aux lecteurs du Peep Show de Joe matt, car on l'y retrouve et que même la mise en page est très proche de son style.

Mr Bougon: Mais putain, ce mec n'a aucune morale, il baise même les esclaves d'un proxénète, et vous pouvez lire ça?

Mme Cruche: C'est abject et ça va à l'encontre des voies du seigneur.

Veather: Dégagez, je ne veux plus vous voir. Vous ne servez à rien. Cela dit, c'est vrai que c'est dérangeant! Il ne se gène pas pour trousser même les plus démunies. Vis-à-vis de l'une d'elle, on pourrait parler de viol.
Après la BD, il y a encore de quoi lire: Chester donne en écrit son avis sur la prostitution. Il prédit qu'avec le temps, ce métier pourrait devenir légal, suivant l'évolution des mentalités. Et pour argumenter, il n'y va pas de main morte! Toutes les questions qu'on voudrait lui poser le sont, et ses réponses sont défendables. Sauf qu'il dit être contre le proxénétisme, alors qu'il ne s'est pas gêné pour y contribuer...

Il faut savoir faire la part des choses: L'auteur derrière la BD, et la BD elle même.
À titre personnel, je ne suis pas d'accord avec la prostitution, pour maintes raisons. Cependant "Paying for it" est controversiste, subversif; ça donne de quoi réfléchir.
Même l'attitude de l'auteur amène à la réflexion: sa vision inhumaine de la société et son libertarisme extrême nous renvoient à notre condition. Comment nous positionnons-nous? Comment vivons-nous la relation sentimentale et sexuelle?

C'est aussi une pièce d'art à part entière, tant par le dessin absorbant que la narration poignante. D'ailleurs, tant de minutie et de structure, c'est presque étouffant. Aussi froid que l'auteur semble l'être dans la vie. Et puis dévoiler sa vie privée envers et contre tous, à la manière de Joe Matt et son addiction au porno, j'y vois une forme de... Courage.
Certes, qui suis-je pour juger cet homme que je ne connais pas?
Autre aspect dérangeant, comme l'auront très justement relevé d'autres critiques: le fait que chester soit pro-prostitution peut inciter certains timides à essayer. Cela-dit, si ces derniers n'ont pas assez de personnalité pour faire leur choix, c'est quand même pas la faute de la BD, non? Et puis ils auraient fini par le faire de toute façon, faut pas se leurrer...

Malgré tous ces travers, "Paying for it" demeure à mon sens très intéressant, talentueux et osé. Et surtout ça amène à un débat interminable sur ce métier si particulier."

Finalement, c'est un peu comme le foie gras: on peut ne pas aimer le procédé mais aimer le résultat. Personnellement, je n'aime pas le foie gras, mais j'aime bien cette BD.

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le 6 août 2014

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Veather

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