Fellini, Castaneda et Manara
Comme pour « Le Voyage de G. Mastorna dit Fernet », Milo Manara recourt ici à un scénario de son ami Federico Fellini, scénario que celui-ci a renoncé à porter à l’écran. Entre Maîtres, on se fait de telles politesses...
Cet album est un dossier, qui présente d’abord les hommages divers de Manara à Fellini, ainsi que des textes et des dessins de Fellini, à propos des différents films déjà tournés à l’époque (Casanova, La Voce della Luna, Satyricon, Intervista). Où l’on remarque que l’admiration de Manara pour Fellini est ancienne, est qu’elle s’est manifestée par plusieurs collaborations (des affiches, par exemple).
La pièce maîtresse de l’album est évidemment le récit dessiné qui donne son nom à l’ouvrage.
Pour résumer, on voit Vicenzo Mollica (un collaborateur de Fellini qui apparaît déjà dans « Le Voyage de G. Mastorna dit Fernet »), en compagnie d’une ravissante blonde manarienne, en train de visiter les restes de Cinecittà hantée par les images les plus oniriques tirés des films qui y ont été tournés.
Ils trouvent Fellini endormi sur une chaise de metteur en scène près d’un étang assez spécial. Poussé par un coup de vent, le chapeau de Fellini est jeté dans l’étang. La blonde plonge pour le repêcher, et y découvre des bateaux, des avions... Dans un de ces avions, tout le monde se retrouve, Fellini, la blonde, Vicenzo, et Marcello Mastroianni, qui sera l’incarnation de Fellini dans le récit qui va suivre, sous le nom de Snaporaz. Décollant du fond de l’étang, l’avion atterrit à Los Angeles. Les personnages rencontrent, dans un cadre très mondain, les organisateurs du film dans lequel ils doivent jouer un rôle. On y remarque la présence de Moebius et de Jodorowsky. Plusieurs messages avertissent Mastroianni qu’il ne doit pas tourner ce film.
Tout le monde se retrouve dans une incroyable Tour de Babel construite sur la côte mexicaine. Mastroianni y fait la connaissance d’un anthropologue, d’un faucon, d’une sorcière, d’un sage maya, et les phénomènes magiques se multiplient. Tous partent à la recherche d’un vieux sorcier indien, Gennaro, qui vient de se réincarner en cascade. Retour au bord de l’étang auprès duquel Fellini est assis.
On aura assez vite compris que ce récit est avant tout un rêve, une fantaisie extravagante, dont la valeur vient justement d’avoir su restituer les absurdités communes dans l’onirisme. En faire la liste est sans grand intérêt. On préfère citer la très juste analyse de Milo Manara, page 49 : « La trame, l’intrigue, les aléas n’ont qu’une importance relative chez Fellini. Ce qui compte, c’est la révélation merveilleuse, l’émouvante mise à jour d’essences secrètes, l’ineffable transfiguration universelle qui unit tout : hommes, animaux, plantes, choses en une glorieuse parade, animisme plein de douceur, adoration réciproque et panique ».
De fait, la complicité féérique des êtres, des éléments (le vent, l’eau, les animaux...), des décors est remarquablement imposée dans cette errance magique de Mastroianni-Fellini en quête, en réalité, de Carlos Castaneda, de la magie des sorciers indiens précolombiens, qui savent sortir de leur corps (belle scène de voyage astral avec règlement de comptes aériens entre entités antagonistes – on comprend que Jodorowsky et Moebius, pages 73 et 74, aient failli être les réalisateurs de ce film), et du génie créateur de Fellini, qui semble, au finale, réinstaurer dans le réel l’aventure qui n’avait été perçue que dans un rêve.
Cette complicité renvoie à la recherche intérieure d’une harmonie intra-matricielle du psychisme de l’enfant qui veille en chacun de nous. Au diable la vraisemblance rationnelle, pourvu que l’Enfant divin sorte de sa somnolence, et se réinvestisse, comme Gennaro, dans la nature entière ! Fantaisie mystique, émaillée de transgressions spatio-temporelles fort poétiques.
Les images rémanentes muettes de Cinecittà valent le coup (pages 52 à 54). Les filles de Manara, peu ou pas culottées (pages 59-62, 70) ajoutent à la quête d’harmonie intérieure la pulsion de vivre charnelle qui la complète). Mastroianni et Fellini sont rayonnants de beauté (au point que Fellini (pages 41 et 42) s’alarmait des lazzi que ne manquerait pas de lui valoir une telle cure de jouvence en BD) : pages 64-66. La faune qui hante les lieux mondains d’Hollywood nous vaut de savoureux portraits-charges (pages 72-73).
Pour une fois, Maître Manara a dû préciser davantage qu’à l’accoutumée les somptueuses architectures qu’il nous propose (pages 75, 81 à 83, 94 à 97). Le sommet de la poésie mystique est atteint vers la fin, à partir de la page 104.
Remarquons que Manara, même sans ses albums felliniens, est hanté par l’idée du comédien qui a bien de la peine à jouer le scénario qu’on lui propose : voir « Jour de Colère ».
Entre Castaneda, Fellini et Manara, la cure de jouvence est totalement efficace. Et réinstaure chez le lecteur un régime psychique assez désaffecté depuis l’enfance : l’émerveillement.