Partir les pieds devant en Antarctique

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il regroupe les 4 épisodes de la minisérie, initialement parus en 1998, écrits par Greg Rucka, dessinés et encrés par Steve Lieber. Cette bande dessinée est en noir & blanc. Cette histoire a été adaptée en film : Whiteout (2009), réalisé par Dominic Sena, interprété par Kate Beckinsale. Cette histoire a bénéficié d'une deuxième saison Witheout - tome 2 Fusion (NE) (2), réalisée par les mêmes auteurs.


En Antarctique, proche du Pôle Sud, dans la zone surnommée La Glace, un avion se pose sur la neige, et 2 personnes en tenue arctique en sortent. L'une d'elle s'agenouille devant un cadavre : la marshal Carrie Stetko examine le corps et constate qu'il est complètement congelé. Le docteur Furry essaye de le bouger, mais il arrache la main gauche du reste du corps, en tirant dessus. Il ne leur reste plus qu'à l'emmener en l'état, puis il faudra patienter qu'il décongèle à la morgue, avant de pouvoir envisager une autopsie. De retour à la station de McMurdo, Stetko rend compte au marshal Brett McEwan qui est basé aux États-Unis. Il exige d'elle qu'elle résolve ce crime dans les deux semaines qui viennent, avant que 90% des individus de la base ne prennent leur quartier d'hiver en revenant dans leur pays respectif. Dans la mesure où ses vêtements permettent d'établir que le défunt faisait partie d'une équipe de recherche américaine, Carrie Stetko a vite fait de circonscrire les victimes potentielles à un groupe de six personnes : Alexender Keller, Rubin, Weiss, Siple, Mooney, Wesselhoeft. Après plusieurs heures, le docteur Furry peut se livrer à un examen superficiel : il confirme que l'individu a bien été assassiné à coups de pic à glace, et il lui est possible de relever ses empreintes. Stetko transmet les empreintes par télécopieur et la réponse arrive. La victime a été identifiée comme étant Alexender Keller. McEwan a rajouté un petit mot manuscrit en bas de la réponse : tu ne l'as pas tué, aussi ?


Avec cette information, la marshal Carrie Stetko décide d'entamer son enquête de la manière la plus pragmatique : interroger les pilotes de la base McMurdo pour savoir si l'un d'eux a emmené ce groupe récemment, ou sait qui les a emmenés sur le site où le cadavre a été retrouvé. Elle commence par un pilote dénommé Loo qui se rappelle bien Keller, mais qui ne l'a pas emmené récemment. Ensuite, Loo va prendre un verre au bar où il est abordé par Haden qui s'intéresse à la discussion qu'il vient d'avoir avec Stetko. Alors que Stetko a piqué du nez sur un bureau dans la salle radio, l'opérateur vient la prévenir que le radio Grant de la base Victoria souhaite lui parler. Grant indique à Stetko que Siple et Mooney sont actuellement dans la station de Victoria. Stetko lui répond qu'elle arrive par avion dès qu'elle peut. Après avoir raccroché, Grant se tourne vers Lilly Sharpe pour lui dire que Stetko sera là d'ici quelques heures. Sharpe retourne à sa chambre et prépare son pistolet. Le lendemain, Carrie Stetko profite d'un vol de Loo pour se rendre à Victoria. Ils emmènent avec eux Haden qui souhaite également se rendre dans la même station. Alors que Loo entame la manœuvre d'atterrissage, la météo de la base annonce l'arrivée d'une forte tempête, ce qui signifie qu'ils ne pourront pas repartir de suite. Une fois sur place, Haden commence à papoter avec Grant, Loo décharge son avion, et Stetko part à la recherche de Sharpe.


Les deux premières pages établissent direct la nature du récit : un polar, dans un lieu inhabituel. Greg Rucka montre le cadavre et la marshal Carrie Stetko doit se mettre au travail. Du fait de l'environnement (des bases à la population réduite, disséminées sur le continent), l'enquête s'avère aussi simple que compliquée. Il y a finalement peu de personnes et il n'est pas possible de se cacher dans une station du fait du faible nombre de bâtiments. D'un autre côté, il faut pouvoir se rendre d'une station à l'autre, et il peut se passer beaucoup choses dans une station pendant le voyage pour s'y rendre. Le déroulement de l'intrigue se nourrit également des autres caractéristiques de ce lieu unique. Le froid joue un rôle prépondérant, que ce soit ce cadavre dont il faut attendre la décongélation, la tempête qui surprend un personnage à l'extérieur, la perte de doigts du fait d'un contact avec un métal gelé, les stations qui se préparent à perdre 90% de leurs habitants, les déplacements en avion, des intérêts différents d'une station à une autre, en fonction du pays dont elle dépend. Steve Lieber réalise des dessins aux contours un peu rugueux qui rendent bien compte de la dureté des conditions de vie, de la priorité donnée aux besoins basiques. En regardant les pages, le lecteur voit que les individus doivent d'abord penser à se prémunir du froid, ce qui contraint le choix de tenue vestimentaire. Rien n'est fabriqué sur place : tout est apporté par avion, peut-être un peu par bateau. Du coup, les constructions, l'ameublement, les accessoires, tout est choisi pour son usage, sa fonctionnalité, toute considération esthétique étant mise de côté. La réédition de cet album est faite en format un plus petit que le format comics pour l'édition dite Compendium, ce qui donne leur meilleur rendu pour les dessins âpres de Lieber, sans impression de manque de consistance.


Greg Rucka a choisi deux personnages principaux féminins. À l'opposé d'une sexualisation facile, il montre que Carrie Stetko et Lilly Sharpe vivent dans un milieu majoritairement masculin : elles font vraiment partie d'une petite minorité. Le scénariste n'élude pas la question et l'une comme l'autre a conscience que dans un tel environnement le réflexe primaire de la majeure partie des hommes est de fantasmer sur elles. D'un autre côté, elles savent les tenir à distance, sans avoir à tout le temps se conduire comme des dragons, ou des camionneurs. Steve Lieber les dessine comme des êtres humains normaux : sans sexualisation aguichante, sans cacher leurs formes, avec une belle chevelure blonde pour Staple. Elles s'habillent avec pragmatisme, avant tout pour se protéger du froid. Il n'y a pas de flirt ou d'histoire d'amour, chacune ayant ses propres motivations, et étant focalisée sur son métier. Le dessinateur met en œuvre une direction d'acteur naturaliste, pour tous les personnages, les visages étant expressifs sans exagération, sauf pendant les moments d'action ou d'affrontement. Rucka développe un peu l'histoire personnelle de Carrie Stetko, montrant ce qui l'a amenée à choisir une telle affectation, à picoler de temps à autre, et à relativiser une blessure importante. Le respect du lecteur vis-à-vis de Carrie Stetko augmente régulièrement, en découvrant sa résistance, ses souffrances, son courage, et sa faillibilité. Il la considère avant tout comme un être humain, plus que comme un simple personnage de papier, ou une femme.


Dès la scène d'ouverture, le lecteur a conscience que Greg Rucka est un scénariste aguerri. Le principe du récit est bien de découvrir l'identité du meurtrier, de découvrir son motif, plutôt de comment il s'y est pris puisque l'arme du crime est explicitée dès le départ. Par la suite, le scénariste conserve à l'esprit qu'il écrit une bande dessinée, et pas un roman : il privilégie les scènes visuelles, et évitent l'enfilade de têtes en train de parler pour expliquer ce qui se passe, ou pour délivrer d'importantes quantités d'information. Steve Lieber réalise aussi bien des prises de vue en intérieur qu'en extérieur. Dans les premières, il montre des bâtiments préfabriqués, quelques constructions d'un ou deux étages en dur, des couloirs et des bureaux fonctionnels, des quartiers privés eux aussi avant tout fonctionnels. Dans les secondes, il fait apparaître le froid et la rigueur de l'environnement, à la fois par les tenues vestimentaires, par le modèle de petit avion utilisé, et par la neige et la glace. Il filme de manière très pragmatique les séquences d'action, avec une sécheresse très efficace, que ce soit Carrie Stetko perdue sur la glace dans une tempête de neige, ou un individu armé prenant un otage. Le lecteur finit par ressentir le froid de cet environnement, l'absence de réel confort, les contacts humains qui restent à un niveau fonctionnel, sans grande chaleur humaine. L'enquête progresse à la fois par des étapes de routine, des vérifications basiques, à la fois par les prises de risques du coupable, ce qui amène d'autres cadavres.


Steve Lieber & Greg Rucka réussissent à emmener le lecteur dans cette région du monde à nulle autre pareille, à lui faire ressentir le froid omniprésent, ainsi que les conditions de vie ramenées à l'utilitaire, presque sans superflu. Le dessinateur sait donner l'impression de pouvoir voir la vie ordinaire de ces stations en Antarctique, et de croiser des individus normaux, se comportant normalement pour cet endroit. Il sait aussi insuffler de l'énergie et de la soudaineté lors des éruptions brusques de violence. Greg Rucka parvient à raconter une enquête pour découvrir un coupable, de manière adaptée à une bande dessinée, par une transposition simpliste du mode narratif d'un roman policier. En fonction de ses attentes, le lecteur peut trouver le tout bien ficelé et pleinement satisfaisant, ou se dire que Carrie Stetko aurait pu être un peu plus développée, ou l'enquête plus révélatrice de ce milieu sortant de l'ordinaire.

Presence
7
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le 12 avr. 2020

Critique lue 112 fois

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